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Contenant de quelle maniere ces Pensées ont esté écrittes & recueillies ; ce qui en a fait retarder l'impression ; quel estoit le dessein de Monsieur Pascal dans cet ouvrage ; & de quelle sorte il a passé les dernieres années de sa vie.
MONSIEUR PASCAL ayant quitté fort jeune l'estude des Mathématiques, de la Physique, & des autres sciences Profanes, dans lesquelles il avoit fait un si grand progrès, qu'il y a eu asseurément peu de personncs qui ayent pénétré plus avant que luy dans les matières particulieres qu'il en a traittées, il commença vers la trentième année de son âge à s'appliquer à des choses plus serieuses & plus relevées, & à s'adonner uniquement, autant que sa santé le pùt permettre, à l'étude de l'Escriture, des Peres, & de la Morale Chrestienne.
Mais quoyqu'il n'ait pas moins excellé dans ces sortes de sciences qu'il avoit fait dans les autres, comme il l'a bien fait paroistre par des ouvrages qui passent pour assez achevez en leur genre, on peut dire neanmoins que si Dieu eust permis qu'il eust travaillé quelque temps à celuy qu'il avoit dessein de faire sur la Religion, & auquel il vouloit employer tout le reste de sa vie, cet ouvrage eust beaucoup surpassé tous les autres qu'on a vûs de luy ; parce qu'en effet les vûes qu'il avoit sur ce sujet estoient infiniment au dessus de celles qu'il avoit sur toutes les autres choses.
Je crois qu'il n'y aura personne qui n'en soit facilement persuadé en voyant seulement le peu que l'on en donne à present quelque imparfait qu'il paroisse, & principalement sçachant la maniere dont il y a travaillé, & toute l'histoire du recüeil qu'on en a fait. Voicy comment tout cela s'est passé.
Monsieur Pascal conceut le dessein de cet ouvrage plusieurs années avant sa mort : mais il ne faut pas neanmoins s'estonner s'il fut si longtemps sans en rien mettre par écrit ; car il avoit toûjours accoûtumé de songer beaucoup aux choses, & de les disposer dans son esprit avant que de les produire au dehors, pour bien considérer et examiner avec soin celles qu'il falloit mettre les premieres ou les dernieres, & l'ordre qu'il leur devoit donner à toutes, afin qu'elles pussent faire l'effet qu'il desiroit. Et comme il avoit une memoire excellente & qu'on peut dire mesme prodigieuse, en sorte qu'il a souvent assuré qu'il n'avoit jamais rien oublié de ce qu'il avoit une fois bien imprimé dans son esprit ; lors qu'il s'estoit ainsy quelque temps appliqué à un sujet, il ne craignoit pas que les pensées qui luy estoient venuës luy pussent jamais échapper ; & c'est pourquoi il differoit assez souvent de les écrire, soit qu'il n'en eust pas le loisir, soit que sa santé, qui a presque toûjours esté languissante & imparfaite, ne fust pas assez forte pour luy permettre de travailler avec application.
C'est ce qui a esté cause que l'on a perdu à sa mort la plus grande partie de ce qu'il avoit déja conçû touchant son dessein. Car il n'a presque rien écrit des principales raisons dont il vouloit se servir, des fondements sur lesquels il prétendoit appuyer son ouvrage, & de l'ordre qu'il vouloit y garder ; ce qui estoit assurément tres considerable. Tout cela estoit tellement gravé dans son esprit & dans sa memoire, qu'ayant negligé de l'écrire lorsqu'il l'auroit peut-estre pû faire, il se trouva, lorsqu'il l'auroit bien voulu, hors d'estat d'y pouvoir du tout travailler.
Il se rencontra neanmoins une occasion il y a environ dix ou douze ans en laquelle on l'obligea, non pas d'escrire ce qu'il avoit dans l'esprit sur ce sujet là, mais d'en dire quelque chose de vive voix. Il le fit donc en presence & à la priere de plusieurs personnes tres considerables de ses amis. Il leur développa en peu de mots le plan d tout son ouvrage : il leur representa ce qui en devoit faire le sujet & la matiere : il leur en rapporta en abregé les raisons & les principes : & il leur explique l'ordre & la suite des choses qu'il y vouloit traitter. Et ces personnes qui sont aussy capables qu'on le puisse estre de juger de ces sortes de choses, avoüent qu'elles n'ont jamais rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus touchant, ny de plus convaincant ; qu'elles en furent charmées ; & que ce qu'elles virent de ce projet & de ce dessein dans un discours de deux ou trois heures fait ainsy sur le champ & sans avoir esté prémedité ny travaillé, leur fit juger ce que ce pourroit estre un jour s'il estoit jamais executé & conduit à sa perfection par une personne dont elles connoissent la force & la capacité, qui avoit accoustumé de tant travailler tous ses ouvrages, qui ne se contentoit presque jamais de ses premieres pensées quelque bonnes qu'elles parussent aux autres, & qui a refait souvent jusqu'à huit ou dix fois des pieces que tout autre que luy trouvoit admirables dés la premiere.
Aprés qu'il leur eut fait voir quelles sont les preuves qui font le plus d'impression sur l'esprit des hommes, & qui sont les plus propres à les persuader, il entreprit de montrer que la Religion Chrestienne avoit autant de marques de certitude & d'évidence que les choses qui sont receües dans le monde pour les plus indubitables.
Pour entrer dans ce dessein, il commença d'abord par une peinture de l'homme, où il n'oublia rien de tout ce qui le pouvoit faire connoistre & au dedans & au dehors de luy-mesme jusqu'aux plus secrets mouvemens de son coeur. Il supposa ensuite un homme qui ayant toujours vescu dans une ignorance generale, & dans l'indifference à l'esgard de toutes choses, & sur tout à l'esgard de soy-mesme, vient enfin à se considerer dans ce tableau, & à examiner ce qu'il est. Il est surpris d'y découvrir une infinité de choses ausquelles il n'a jamais pensé, & il ne sçauroit remarquer sans étonnement & sans admiration tout ce que Monsieur Pascal luy fait sentir de sa grandeur & de sa bassesse, de ses avantages & de ses foiblesses, du peu de lumiere qui luy reste, & des tenebres qui l'environnent presque de toutes parts, & enfin de toutes les contrarietez étonnantes qui se trouvent dans sa nature. Il ne peut plus aprés cela demeurer dans l'indifference, s'il a tant soit peu de raison ; & quelque insensible qu'il ait esté jusqu'alors, il doit souhaiter, aprés avoir ainsi connû ce qu'il est, de connoître aussi d'où il vient, & ce qu'il doit devenir.
Monsieur Pascal l'ayant mis dans cette disposition de chercher à s'instruire sur un doute si important, il l'addresse premierement aux Philosophes ; & c'est là qu'aprés luy avoir développé tout ce que les plus grands Philosophes de toutes les sectes ont dit sur le sujet de l'homme, il luy fait observer tant de défauts, tant de foiblesses, tant de contradictions, & tant de faussetez dans tout ce qu'ils en ont avancé, qu'il n'est pas difficile à cet homme de juger que ce n'est pas là où il s'en doit tenir.
Il luy fait ensuite parcourir tout l'Univers & tous les âges, pour luy faire remarquer une infinité de Religions qui s'y rencontrent : mais il luy fait voir en mesme temps par des raisons si fortes & si convaincantes, que toutes ces religions ne sont remplies que de vanité, que de folies, que d'erreurs, que d'esgarements & d'extravagances, qu'il n'y trouve rien encore qui le puisse satisfaire.
Enfin il luy fait jetter les yeux sur le peuple Juif, & il luy en fait observer des circonstances si extraordinaires, qu'il attire facilement son attention. Aprés luy avoir representé tout ce que ce peuple a de singulier, il s'arreste particulierement à luy faire remarquer un livre unique par lequel il se gouverne, & qui comprend tout ensemble son histoire, sa loy, & sa Religion. A peine a-t'il ouvert ce livre, qu'il y apprend que le monde est l'ouvrage d'un Dieu, & que c'est ce mesme Dieu qui a créé l'homme à son image, & qui l'a doüé de tous les avantages du corps & de l'esprit qui convenoient à cet estat. Quoy-qu'il n'ait rien encore qui le convainque de cette verité, elle ne laisse pas de luy plaire ; & la raison seule suffit pour luy faire trouver plus de vray-semblance dans cette supposition qu'un Dieu est l'autheur des hommes & de tout ce qu'il y a dans l'Univers, que dans tout ce que ces mesmes hommes se sont imaginez par leurs propres lumieres. Ce qui l'arreste en cet endroit est de voir par la peinture qu'on luy a faite de l'homme, qu'il est bien éloigné de posseder tous ces avantages qu'il a dû avoir lors qu'il est sorty des mains de son autheur : mais il ne demeure pas long-temps dans ce doute ; cas dés qu'il poursuit la lecture de ce mesme livre, il y trouve, qu'aprés que l'homme eust esté créé de Dieu dans l'estat d'innocence & avec toutes sortes de perfections, la premiere action qu'il fit fut de se revolter contre son Createur, & d'employer tous les avantages qu'il en avoit reçûs pour l'offenser.
Monsieur Pascal luy fait alors comprendre que ce crime ayant esté le plus grand de tous les crimes en toutes ses circonstances, il avoit esté puny non seulement dans ce premier homme, qui estant deschu par là de son estat tomba tout d'un coup dans la misere, dans la foiblesse, dans l'erreur, & dans l'aveuglement ; mais encore dans tous ses descendans à qui ce mesme homme a communiqué & communiquera encore sa corruption dans toute la suitte des temps.
Il luy fait ensuitte parcourir divers endroits de ce livre où il a découvert cette verité. Il luy fait prendre garde qu'il n'y est plus parlé de l'homme que par rapport à cet estat de foiblesse & de desordre ; qu'il y est dit souvent, que toute chair est corrompuë, que les hommes sont abandonnez à leur sens, & qu'ils ont une pente au mal dés leur naissance. Il luy fait voir encore que cette premiere chûte est la source non seulement de tout ce qu'il y a de plus incomprehensible dans la nature de l'homme, mais aussi d'une infinité d'effets qui sont hors de luy, & dont la cause luy est inconnuë. Enfin il luy represente l'homme si bien dépeint dans tout ce livre, qu'il ne luy paroist plus different de la premiere image qu'il luy en a tracée.
Ce n'est pas assez d'avoir fait connoistre à cet homme son estat plein de misere ; M. Pascal luy apprend encore, qu'il trouvera dans ce mesme livre de quoy se consoler. Et en effet, il luy fait remarquer qu'il y est dit, que le remede est entre les mains de Dieu ; que c'est à luy que nous devons recourir pour avoir les forces qui nous manquent ; qu'il se laissera fléchir, & qu'il envoira mesme un liberateur aux hommes, qui satisfera pour eux, & qui reparera leur impuissance.
Aprés qu'il luy a expliqué un grand nombre de remarques tres particulieres sur le livre de ce peuple, il luy fait encore considerer, que c'est le seul qui ait parlé dignement de l'Estre souverain, & qui ait donné l'idée d'une veritable Religion. Il luy en fait concevoir les marques les plus sensibles qu'il applique à celles que ce livre a enseignées ; & il luy fait faire une attention particuliere sur ce qu'elle fait consister l'essence de son culte dans l'amour du Dieu qu'elle adore ; ce qui est un caractere tout singulier, & qui la distingue visiblement de toutes les autres Religions, dont la fausseté paroist par le défaut de cette marque si essentielle.
Quoyque Monsieur Pascal, aprés avoir conduit si avant cet homme qu'il s'estoit proposé de persuader insensiblement, ne luy ait encore rien dit qui le puisse convaincre des veritez qu'il luy a fait découvrir, il l'a mis neanmoins dans la disposition de les recevoir avec plaisir pourveu qu'on puisse luy faire voir qu'il doit s'y prendre, & de souhaitter mesme de tout son coeur qu'elles soient solides & bien fondées, puis qu'il y trouve de si grands avantages pour son repos & pour l'esclaircissement de ses doutes. C'est aussi l'estat où devroit estre tout homme raisonnable, s'il estoit une fois bien entré dans la suitte de toutes les choses que Monsieur Pascal vient de representer : & il y a sujet de croire qu'aprés cela il se rendroit facilement à toutes les preuves qu'il apporta ensuite pour confirmer la certitude & l'évidence de toutes ces veritez importantes dont il avoit parlé, & qui font le fondement de la Religion Chrestienne qu'il avoit dessein de persuader.
Pour dire en peu de mots quelque chose de ces preuves ; aprés qu'il eust montré en general que les veritez dont il s'agissoit estoient contenuës dans un livre de la certitude duquel tout homme de bon sens ne pouvoit douter, il s'arresta principalement au livre de Moyse où ces veritez sont particulierement répanduës ; & il fit voir par un tres-grand nombre de circonstances indubitables, qu'ilestoit également impossible que Moyse eust laissé par écrit des choses fausses ; ou que le peuple à qui il les avoit laissées s'y fust laissé tromper, quand mesme Moyse auroit esté capable d'estre fourbe.
Il parla aussi de tous les grands miracles qui sont rapportez dans ce livre ; & comme ils sont d'une grande consequence pour la Religion qui est enseignée, il prouva qu'il n'estoit pas possible qu'ils ne fussent vrais, non seulement par l'authorité du livre où ils sont contenus ; mais encore par toutes les circonstances qui les accompagnent, & qui les rendent indubitables.
Il fit voir encore de quelle maniere toute la loy de moyse estoit figurative : que tout ce qui estoit arrivé aux Juifs n'avoit esté que la figure des veritez accomplies à la venuë du Messie ; & que le voile qui couvroit ces figures ayant esté levé, il estoit aisé d'en voir l'accomplissement & la consommation parfaite en faveur de ceux qui ont reçû JESUS-CHRIST.
Monsieur Pascal entreprit ensuite de prouver la verité de la Religion par les propheties ; & ce fut sur ce sujet qu'il s'étendit beaucoup plus que sur les autres. Comme il avoit beaucoup travaillé là dessus, & qu'il y avoit des veuës qui luy estoient toutes particulieres, il les expliqua d'une maniere fort intelligible ; il en fit voir le sens & la suite avec une facilité merveilleuse ; & il les mit dans tout leur jour & dans toute leur force.
Enfin aprés avoir parcouru les livres de l'ancien Testament, & fait encore plusieurs observations convaincantes pour servir de fondemens & de preuves à la verité de la Religion, il entreprit encore de parler du nouveau Testament, & de tirer ses preuves de la verité mesme de l'Evangile.
Il commença par JESUS-CHRIST ; & quoy qu'il l'eust déja prouvé invinciblement par les propheties, & par toutes les figures de la loy dont on voyoit en luy l'accomplissement parfait, il apporta encore beaucoup de preuves tirées de la personne mesme, de ses miracles, de sa doctrine, & des circonstances de sa vie.
Il s'arresta ensuite sur les Apostres : & pour faire voir la verité de la foy qu'ils ont publiée hautement par tout ; aprés avoir estably qu'on ne pouvoit les accuser de fausseté, qu'en supposant, ou qu'ils avoient esté des fourbes, ou qu'ils avoient esté trompez eux mesmes ; il fit voir clairement que l'un & l'autre de ces suppositions estoit également impossible.
Enfin il n'oublia rien de tout ce qui pouvoit servir à la verité de l'histoire Evangelique, faisant de tres belles remarques sur l'Evangile mesme, sur le stile des Evangelistes, & sur leurs personnes ; sur les Apotres en particulier, & sur leur escrits ; sur le nombre prodigieux de miracles ; sur les Martyrs ; sur les Saints ; en un mot sur toutes les voyes par lesquelles la Religion Chrestienne s'est entierement établit. Et quoyqu'il n'eust pas le loisir dans un simple discours de traitter au long une si vaste matiere, comme il avoit dessein de le faire dans son ouvrage, il en dit neanmoins assez pour convaincre que tout cela ne pouvoit estre l'ouvrage des hommes, & qu'il n'y avoit que Dieu seul qui eust pû conduire l'évenement de tant d'effets differens qui consourent tous également à prouver d'une maniere invincible la Religion qu'il est venu luy-mesme établir parmy les hommes.
Voilà en substance les principales choses dont il entreprit de parler dans tout ce discours, qu'il ne proposa à ceux qui l'entendirent que comme l'abregé du grand ouvrage qu'il méditoit : & c'est par le moyen d'un de ceux qui y furent presens qu'on a sceu depuis le peu que je viens d'en rapporter.
On verra parmy les fragmens que l'on donne au public quelque chose de ce grand dessein de Monsieur Pascal : mais on y en verra bien peu ; & les choses mesme que l'on y trouvera sont si imparfaites, si peu étenduës, & si peu digerées, qu'elles ne peuvent donner qu'une idée tres grossiere de la maniere dont il avoit envie de les traitter.
Au reste il ne faut pas s'étonner si dans le peu qu'on en donne, on n'a pas gardé son ordre & sa suite pour la distribution des matieres. Comme on n'avoit presque rien qui se suivit, il eust esté inutile de s'attacher à cet ordre ; & l'on s'est contenté de les disposer à peu prés en la maniere qu'on a jugé estre plus propre & plus convenable à ce que l'on en avoit. On espere mesme qu'il y aura peu de personnes qui aprés avoir bien conçû une fois le dessein de Monsieur Pascal, ne suppéent d'eux-mesmes au defaut de cet ordre, & qui en considerant avec attention les diverses matieres respanduës dans ces fragmens, ne jugent facilement où elles doivent estre rapportées suivant l'idée de celuy qui les avoit écrites.
Si l'on avoit seulement ce discours là par escrit tout au long & en la maniere qu'il fut prononcé, l'on auroit quelque sujet de se consoler de la perte de cet ouvrage, & l'on pourroit dire qu'on en auroit au moins un petit échantillon quoy que fort imparfait. Mais Dieu n'a pas permis qu'il nous ait laissé ny l'un ny l'autre. Car peu de temps apres il tomba malade d'une maladie de langueur & de foiblesse qui dura les quatre dernieres années de sa vie, & qui, quoyqu'elle parust fort peu au dehors, & qu'elle ne l'obligeast pas de garder le lit ny la chambre, ne laissoit pas de l'incommoder beaucoup, & de le rendre presque incapable de s'appliquer à quoy que ce fust : de sorte que le plus grand soin & la principale occupation de ceux qui estoient auprés de luy, estoit de le détourner d'escrire, & mesme de parler de tout ce qui demandoit quelque application & quelque contention d'esprit, & de ne l'entretenir que de choses indifferentes & incapables de le fatiguer.
C'est neanmoins pendant ces quatre années de langueur & de maladie qu'il a fait & escrit tout ce que l'on a de luy de cet ouvrage qu'il meditoit, & tout ce que l'on en donne au public. Car quoy qu'il attendist que sa santé fust entierement restablie pour y travailler tout de bon, & pour escrire les choses qu'il avoit deja digerées & diposées dans son esprit ; cependant lorsqu'il luy survenoit quelques nouvelles pensées, quelques veuës, quelques idées, ou mesme quelque tour, & quelques expressions qu'il prévoyoit luy pouvoir un jour servir pour son dessein ; comme il n'estoit pas alors en estat de s'y appliquer aussy fortement qu'il faisoit quand il se portoit bien, ny de les imprimer dans son esprit & dans sa memoire, il aimoit mieux en mettre quelque chose pas escrit pour ne le pas oublier ; & pour cela il prenoit le premier morceau de papier qu'il trouvoit sous sa main sur lequel il mettoit sa pensée en peu de mots, & fort souvent mesme seulement à demy mot ; car il ne l'escrivoit que pour luy ; & c'est pourquoy il se contentoit de le faire fort legerement pour ne se pas fatiguer l'esprit, & d'y mettre seulement les choses qui estoient necessaires pour le faire ressouvenir des veües & des idées qu'il avoit.
C'est ainsy qu'il a fait la pluspart des fragmens qu'on trouvera dans ce recüeil ; de sorte qu'il ne faut pas s'estonner s'il y en a quelques uns qui semblent assez imparfaits, trop courts, & trop peu expliquez, & dans lesquels on peut mesme trouver des termes & des expressions moins propres & moins elegantes. Il arrivoit neanmoins quelquefois qu'ayant la plume à la main il ne pouvoit s'empescher en suivant son inclination de pousser ses pensées, & de les estendre un peu davantage, quoyque ce ne fut jamais avec la force & l'application d'esprit qu'il auroit pû faire en parfaite santé. Et c'est pourquoy l'on en trouvera aussy quelques unes plus estenduës & mieux escrites, & des Chapitres plus suivis & plus parfaits que les autres.
Voila de quelle maniere ont esté écrites ces pensées. Et je croy qu'il n'y aura personne qui ne juge facilement par ces legers commencemens & par ces foibles essais d'une personne malade, qu'il n'avoit écrits que pour luy seul & pour se remettre dans l'esprit des pensées qu'il craignoit de perdre, & qu'il n'a jamais revûs ny retouchez, quel eust esté l'ouvrage entier si Monsieur Pascal eust pû recouvrer sa parfaite santé & y mettre la derniere main, luy qui sçavoit disposer les choses dans un si beau jour & un si bel ordre, qui donnoit un tour si particulier, si noble, & si relevé à tout ce qu'il vouloit dire, qui avoit dessein de travailler cet ouvrage plus que tous ceux qu'il avoit jamais faits, qui y vouloit employer toute la force d'esprit & tous les talens que Dieu luy avoit donnez, & duquel il a dit souvent qu'il luy falloit dix ans de santé pour l'achever.
Comme l'on sçavoit le dessein qu'avoit Monsieur Pascal de travailler sur la religion, l'on eut un tres grand soin aprés sa mort de recüeillir tous les écrits qu'il avoit faits sur cette matiere. On les trouva tous ensemble enfilez en diverses liasses, mais sans aucun ordre & sans aucune suite, parce que, comme je l'ay déja remarqué, ce n'estoit que les premieres expressions de ses pensées qu'il écrivoit sur de petits morceaux de papier à mesure qu'elles luy venoient dans l'esprit. Et tout cela estoit si imparfait & si mal écrit qu'on a eu toutes les peines du monde à le déchiffrer.
La premiere chose que l'on fit fut de les faire copier tels qu'ils estoient & dans ma mesme confusion qu'on les avoit trouvez. Mais lors qu'on les vit en cet estat, & qu'on eut plus de facilité de les lire & de les examiner que dans les originaux, ils parurent d'abord si informes, si peu suivis, & la pluspart si peu expliquez, qu'on fut fort long temps sans penser du tout à les faire imprimer, quoyque plusieurs personnes de tres grande consideration le demandassent souvent aves des instances & des sollicitations fort pressantes : parce que l'on jugeoit bien que l'on ne pouvoit pas remplir l'attente & l'idée que tout le monde avoit de cet ouvrage dont l'on avoit déja entendu parler, en donnant ces écrits en l'estat qu'ils estoient.
Mais enfin on fut obligé de ceder à l'impatience & au grand desir que tout le monde témoignoit de les voir imprimez. Et l'on s'y porta d'autant plus aisément que l'on crût que ceux qui les liroient seroient assez équitables pour faire le discernement d'un dessein ébauché d'avec une piece achevée, & pour juger de l'ouvrage par l'échantillon quelque imparfait qu'il fust. Et ainsy l'on se resolut de les donner au public. Mais comme il y avoit plusieurs manieres de l'executer, l'on a esté quelque temps à se déterminer sur celle que l'on devoit prendre.
La premiere qui vint dans l'esprit & celle qui estoit sans doute la plus facile, estoit de les faire imprimer tout de suite dans le mesme estat qu'on les avoit trouvez. Mais l'on jugea bientost que de le faire de cette sorte, ç'eust esté perdre presque tout le fruit qu'on en pouvoit esperer ; parceque les pensées plus parfaites, plus suivies, plus claires, & plus étenduës estant meslées, & comme absorbées parmy tant d'autres imparfaites, obscures, à demy digerées, & quelques unes mesme presques inintelligibles à tout autre qu'à celuy qui les avoit écrites, il y avoit tout sujet de croire que les unes feroient rebuter les autres, & que l'on ne considereroit ce volume grossy inutilement de tant de pensées imparfaites que comme un amas confus, sans ordre, sans suitte, & qui ne pouvoit servir à rien.
Il y avoit une autre maniere de donner ces écrits au public, qui estoit d'y travailler auparavant, d'éclaircir les pensées obscures, d'achever celles qui estoient imparfaites, &, en prenant dans tous ces fragmens le dessein de Monsieur Pascal, de suppléer en quelque sorte l'ouvrage qu'il vouloit faire. Cette voye eust esté assurément la plus parfaite ; mais il estoit aussy trés difficile de la bien executer. L'on s'y est neanmoins arresté assez long-temps, & l'on avoit en effet commencé à y travailler. Mais enfin l'on s'est résolu de la rejetter aussy bien que la premiere ; parceque l'on a consideré qu'il estoit presque impossible de bien entrer dans la pensée & dans le dessein d'un autheur, & sur tout d'un autheur mort, & que ce n'eust pas esté donner l'ouvrage de Monsieur Pascal, mais un ouvrage tout different.
Ainsy pour éviter les inconveniens qui se trouvoient dans l'une & l'autre de ces manieres de faire paroistre ces écrits, l'on en a choisy une entre deux qui est celle que l'on a suivie dans ce receüil. L'on a pris seulement parmy ce grand nombre de pensées celles qui ont paru les plus claires & les plus achevées, & on les donne telles qu'on les a trouvées sans y rien adjouter ny changer, si ce n'est qu'au lieu qu'elles estoient sans suitte, sans liaison, & dispersées confusément de costé & d'autre, on les a mises dans quelque sorte d'ordre, & réduit sous les mesmes titres celles qui estoient sur les mesmes sujets : & l'on a supprimé toutes les autres qui étoient ou trop obscures, ou trop imparfaites.
Ce n'est pas qu'elles ne continssent aussy de tres belles choses, & qu'elles ne fussent capables de donner de grandes veuës à ceux qui les entendroient bien. Mais comme l'on ne vouloit pas travailler à les éclaircir & à les achever, elles eussent esté entierement inutiles en l'estat qu'elles sont. Et afin que l'on en ait quelque idée j'en rapporteray icy seulement une pour servir d'exemple, & par laquelle on pourra juger de toutes les autres que l'on a retranchées. Voicy donc quelle est cette pensée, & en quel estat on l'a trouvée parmy ces fragmens : Un artisan qui parle des richesses, un Procureur qui parle de la guerre, de la Royauté, &c. Mais le riche parle bien des richesses, le Roy parle froidement d'un grand don qu'il vient de faire, & Dieu parle bien de Dieu.
Il y a dans ce fragment une fort belle pensée ; mais il y a peu de personnes qui la puissent voir, parce qu'elle y est expliquée tres imparfaitement & d'une maniere fort obscure, fort courte, & fort abregée : en sorte que si on ne luy avoit souvent oüy dire de bouche la mesme pensée, il seroit difficile de la reconnoistre dans une expression si confuse & si embroüillée. Voicy à peu prés en quoy elle consiste.
Il avoit fait plusieurs remarques tres particulieres sur le stile de l'Escriture & principalement de l'Evangile, & il y trouvoit des beautez que peut-estre personne n'avoit remarquées avant luy. Il admiroit entr'autres choses la naïveté, la simplicité, & pour le dire ainsy la froideur avec laquelle il semble que JESUS-CHRIST y parle des choses les plus grandes & les plus relevées, comme sont, par exemple, le Royaume de Dieu, la gloire que possederont les Saints dans le ciel, les peines de l'enfer, sans s'y étendre, comme ont fait les Peres, & tous ceux qui ont escrit sur ces matieres. Et il disoit que la veritable cause de cela estoit que ces choses qui à la verité sont infiniment grandes & relevées à notre égard, ne le sont pas de mesme à l'égard de JESUS-CHRIST, & qu'ainsi il ne faut pas trouver étrange qu'il en parle de cette sorte sans étonnements & sans admiration : comme l'on voit sans comparaison qu'un General d'armée parle tout simplement & sans s'émouvoir du siege d'une place importante, & du gain d'une grande bataille ; & qu'un Roy parle froidement d'une somme de quinze ou vingt millions, dont un particulier & un artisan ne parleroient qu'avec de grandes exaggerations.
Voilà quelle est la pensée qui est contenuë & renfermée sous le peu de paroles qui composent ce fragment ; & cette considération jointe à quantité d'autres semblables pouvoit servir assurément dans l'esprit des personnes raisonnables, & qui agissent de bonne foy, de quelque preuve de la divinité de JESUS-CHRIST.
Je crois que ce seul exemple peut suffire non seulement pour faire juger quels sont à peu prés les autres fragmens qu'on a retranchez, mais aussy pour faire voir le peu d'application, & la negligence pour ainsy dire, avec laquelle ils ont presque tous esté escrits ; ce qui doit bien convaincre de ce que j'ay dit ; que Monsieur Pascal ne les avoit escrits en effet que pour luy seul, & sans aucune pensée qu'ils dussent jamais paroistre en cet estat. Et c'est aussy ce qui fait esperer que l'on sera assez porté à excuser les défauts qui s'y pourront rencontrer.
Que s'il se trouve encore dans ce receüil quelques pensées un peu obscures, je pense que pour peu qu'on s'y veüille appliquer on les comprendra neanmoins trés facilement, & qu'on demeurera d'accord que ce ne sont pas les moins belles, & qu'on a mieux fait de les donner telles qu'elles sont, que de les esclaircir par un grand nombre de paroles qui n'auroient servy qu'à les rendre traînantes & languissantes, & qui en auroient osté une des principales beautez qui consiste à dire beaucoup de choses en peu de mots.
L'on en peut voir un exemple dans un des fragmens du Chapitre des Preuves de JESUS-CHRIST par les propheties, qui est conçu en ces termes : Les Prophetes sont meslez de propheties particulieres, & de celles du Messie ; afin que les propheties du Messie ne fussent pas sans preuves, & que les propheties particulieres ne fussent pas sans fruit. Il rapporte dans ce fragment la raison pour laquelle les Prophetes qui n'avoient en veuë que le Messie, & qui sembloient ne devoir prophetiser que de luy & de ce qui le regardoit, ont neanmoins souvent prédit des choses particulieres qui paroissoient assez indifferentes & inutiles à leur dessein. Il dit que c'estoit afin que ces évenemens particuliers s'accomplissant de jour en jour aux yeux de tout le monde en la maniere qu'ils les avoient prédits, ils fussent incontestablement reconnus pour Prophetes, & qu'ainsy l'on ne pust douter de la verité & de la certitude de toutes les choses qu'ils prophetisoient du Messie. De sorte que par ce moyen les propheties du Messie tiroient en quelque façon leurs preuves & leur authorité de ces propheties particulieres verifiées & accomplies : & ces propheties particulieres servant ainsy à prouver & à authoriser celles du Messie, elles n'estoient pas inutiles & infructueuses. Voylà le sens de ce fragment étendu & développé. Mais il n'y a sans doute personne qui ne prist bien plus de plaisir de le découvrir soy-mesme dans ces paroles obscures, que de le voir ainsy esclaircy & expliqué.
Il est encore ce me semble assez à propos pour détromper quelques personnes qui pourroient peut-estre s'attendre de trouver icy des preuves & des démonstrations geometriques de l'existence de Dieu, de l'immortalité de l'ame, & de plusieurs autres articles de la foy Chrestienne ; de les avertir que ce n'estoit pas là le dessein de Monsieur Pascal. Il ne prétendoit point prouver toutes ces veritez de la Religion par de telles démonstrations fondées sur des principes évidens capables de convaincre l'obstination des plus endurcis, ny par des raisonnements métaphysiques qui souvent égarent plus l'esprit qu'ils ne le persuadent, ny par des lieux communs tirez de divers effets de la nature : mais par des preuves morales qui vont plus au coeur qu'à l'esprit. C'est à dire qu'il vouloit plus travailler à toucher & à disposer le coeur, qu'à convaincre & à persuader l'esprit ; parce qu'il sçavoit que les passions & les attachemens vicieux qui corrompent le coeur & la volonté sont les plus grands obstacles & les principaux empeschemens que nous ayons à la foy, & que pourveu qu'on pust lever ces obstacles il n'estoit pas difficile de faire recevoir à l'esprit les lumieres & les raisons qui pouvoient le convaincre.
L'on sera facilement persuadé de tout cela en lisant ces écrits. Mais Monsieur Pascal s'en est encore expliqué luy-mesme dans un de ses fragmens qui a esté trouvé parmy les autres, & que l'on n'a point mis dans ce recoeüil. Voicy ce qu'il dit dans ce fragment. Je n'entreprendray pas icy de prouver par des raisons naturelles ou l'existence de Dieu, ou la Trinité, ou l'immortalité de l'ame, ny aucune des choses de cette nature ; non seulement parceque je ne me sentirois pas assez fort pour trouver dans la nature de quoy convaincre des athées endurcis ; mais encore parceque cette connoissance sans JESUS-CHRIST est inutile & sterile. Quand un homme seroit persuadé que les proportions des nombres sont des veritez immaterielles, eternelles, & dépendantes d'une premiere verité en qui elles subsistent & qu'on appelle Dieu, je ne le trouverois pas beaucoup avancé pour son salut.
L'on s'étonnera peut-estre aussy de trouver dans ce recoeüil une si grande diversité de pensées, dont il y en a mesme plusieurs qui semblent assez éloignées du sujet que Monsieur Pascal avoit entrepris de traitter. Mais il faut considerer que son dessein estoit bien plus ample & plus estendu que l'on ne se l'imagine, & qu'il ne se bornoit pas seulement à réfuter les raisonnements des athées, & de ceux qui combattent quelques-unes des veritez de la foy Chrestienne. Le grand amour & l'estime singuliere qu'il avoit pour la Religion faisoit que non seulement il ne pouvoit souffrir qu'on la voulust détruire & anneantir tout à fait, mais mesme qu'on la blessast & qu'on la corrompist en la moindre chose. De sorte qu'il vouloit declarer la guerre à tous ceux qui en attaquent ou la verité ou la sainteté ; c'est à dire non seulement aux athées, aux infidelles, & aux heretiques qui refusent de soûmettre les fausses lumieres de leur raison à la foy, & de reconnoistre les veritez qu'elle nous enseigne ; mais mesme aux Chrétiens & aux Catholiques, qui estans dans le corps de la veritable Eglise ne vivent pas neanmoins selon la pureté des maximes de l'Evangile qui nous y sont proposées comme le modele sur lequel nous devons regler & conformer toutes nos actions.
Voila quel estoit son dessein ; & ce dessein estoit assez vaste & assez grand pour pouvoir comprendre la pluspart des choses qui sont répanduës dans ce recoeüil. Il s'y en pourra neanmoins trouver quelques-unes qui n'y ont nul rapport, & qui en effet n'y estoit pas destinées, comme par exemple la pluspart de celles qui sont dans le Chapitre des Pensées diverses, lesquelles on a aussy trouvées parmy les papiers de Monsieur Pascal, & que l'on a jugé à propos de joindre aux autres ; parce que l'on ne donne pas ce livre-cy simplement comme un ouvrage fait contre les athées ou sur la Religion, mais comme un recoeüil de Pensées de Monsieur Pascal sur la religion, & sur quelques autres sujets.
Je pense qu'il ne reste plus pour achever cette Preface que de dire quelque chose de l'autheur aprés avoir parlé de son ouvrage. Je crois que non seulement cela sera assez à propos, mais que ce que j'ai dessein d'en écrire pourra mesme estre tres utile pour faire connoistre comment Monsieur Pascal est entré dans l'estime & dans les sentimens qu'il avoit pour la Religion, qui luy firent concevoir le dessein d'entreprendre cet ouvrage.
L'on a déja rapporté en abregé dans la Préface des Traittez de l'équilibre des liqueurs, & de la pesanteur de l'air, de quelle maniere il a passé sa jeunesse, & le grand progrés qu'il fit en peu de temps dans toutes les sciences humaines & prophanes ausquelles il voulut s'appliquer, & particulierement en la Geometrie & aux Mathématiques ; la maniere étrange & surprenante dont il les apprit à l'âge d'onze ou douze ans ; les petits ouvrages qu'il faisoit quelquefois & qui surpassoient toujours beaucoup la force & la portée d'une personne de son âge ; l'effort étonnant & prodigieux de son imagination & de son esprit qui parut dans sa machine d'Arithmetique qu'il inventa âgé seulement de dix-neuf à vingt ans ; & enfin les belles experiences du vuide qu'il fit en presence des personnes les plus considerables de la ville de Roüen où il demeura quelque temps, pendant que Monsieur le President Pascal son pere y estoit employé pour le service du Roy dans la fonction d'Intendant de Justice. Ainsy je ne repeteray rien icy de tout cela ; & je me contenteray seulement de representer en peu de mots comment il a méprisé toutes ces choses, & dans quel esprit il a passé les dernieres années de sa vie ; en quoy il n'a pas moins fait paroistre la grandeur, & la solidité de sa vertu, & de sa pieté, qu'il avoit montré auparavant la force, l'étenduë, & la pénétration admirable de son esprit.
Il avoit esté préservé pendant sa jeunesse par une protection particuliere de Dieu des vices où tombent la pluspart des jeunes gens ; & ce qui est assez extraordinaire à un esprit aussy curieux que le sien, il ne s'estoit jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toûjours borné sa curiosité aux choses naturelles. Et il a dit plusieurs fois qu'il joignoit cette obligation à toutes les autres qu'il avoit à Monsieur son pere, qui ayant luy-mesme un tres-grand respect pour la religion, le luy avoit inspiré dés l'enfance, luy donnant pour maxime que tout ce qui est l'objet de la foy ne sçauroit l'estre de la raison, & beaucoup moins y estre soûmis.
Ces instructions qui luy estoient souvent reïterées par un pere pour qui il avoit une tres grande estime, & en qui il voyoit une grande science accompagnée d'un raisonnement fort & puissant, faisoient tant d'impression sur son esprit, que quelques discours qu'il entendist faire aux libertins, il n'en estoit nullement ému ; & quoy qu'il fust fort jeune, il les regardoit comme des gens qui estoient dans ce faux principe, que la raison humaine est au dessus de toutes choses, & qui ne connoissoient pas la nature de la foy.
Mais enfin aprés avoir ainsy passé sa jeunesse dans des occupations & des divertissemens qui paroissoient assez innocens aux yeux du monde, Dieu le toucha de telle sorte, qu'il luy fit comprendre parfaitement que la Religion Chrétienne nous oblige à ne vivre que pour luy, & à n'avoir point d'autre objet que luy. Et cette verité luy parut si évidente, si utile, & si necessaire, qu'elle le fit resoudre de se retirer, & de se dégager peu à peu de tous les attachemens qu'il avoit au monde pour pouvoir s'y appliquer uniquement.
Ce desir de la retraite & de mener une vie plus Chrestienne & plus reglée luy vint lors qu'il estoit encore fort jeune ; & il le porta dés lors à quitter entierement l'étude des sciences prophanes, pour ne s'appliquer plus qu'à celles qui pouvoient contribuer à son salut & à celuy des autres. Mais de continuelles maladies qui luy survinrent le détournerent quelque temps de son dessein, & l'empescherent de le pouvoir executer plûtost qu'à l'âge de trente ans.
Ce fut alors qu'il commença à y travailler tout de bon ; & pour y parvenir plus facilement, & rompre tout d'un coup toutes ses habitudes, il changea de quartier, & ensuite se retira à la campagne, où il demeura quelque temps ; d'où estant de retour il témoigna si bien qu'il vouloit quitter le monde, qu'enfin le monde le quitta. Il établit le reglement de sa vie dans sa retraite sur deux maximes principales, qui sont de renoncer à tout plaisir, & à toute superfluité. Il les avoit sans cesse devant les yeux, & il taschoit de s'y avancer & de s'y perfectionner toujours de plus en plus.
C'est l'application continuelle qu'il avoit à ces deux grandes maximes qui luy faisoit témoigner une si grande patience dans ses maux & dans ses maladies qui ne l'ont presque jamais laissé sans douleur pendant toute sa vie : qui luy faisoit pratiquer des mortifications tres rudes & tres severes envers luy mesme : qui faisoit que non seulement il refusoit à ses sens tout ce qui pouvoit leur estre agreable, mais encore qu'il prenoit sans peine, sans dégoust, & mesme avec joye, lorsqu'il le falloit, tout ce qui leur pouvoit déplaire, soit pour la nourriture, soit pour les remedes : qui le portoit a se retrancher tous les jours de plus en plus tout ce qu'il ne jugeoit pas luy estre absolument necessaire, soit pour le vestement, soit pour la nourriture, pour les meubles, & pour toutes les autres choses : qui luy donnoit un amour si grand & si ardent pour la pauvreté, qu'elle luy estoit toûjours presente, & que lorsqu'il vouloit entreprendre quelque chose la premiere pensée qui luy venoit en l'esprit estoit de voir si la pauvreté y pouvoit estre pratiquée ; & qui luy faisoit avoir en mesme temps tant de tendresse & tant d'affection pour les pauvres qu'il ne leur a jamais pû refuser l'aumosne, & qu'il en a fait mesme fort souvent d'assez considerables, quoy qu'il n'en fist que de son necessaire : qui faisoit qu'il ne pouvoit souffrir qu'on cherchast avec soin toutes ses commoditez ; & qu'il blasmoit tant cette recherche curieuse & cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme de se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, d'avoir toûjours du meilleur & du mieux fait, & mille autres choses semblables qu'on fait sans scrupule parce qu'on ne croit pas qu'il y ait de mal, mais dont il ne jugeoit pas de mesme : & enfin qui luy a fait faire plusieurs actions tres remarquables & tres Chrestiennes, que je ne rapporte pas icy de peur d'estre trop long, & parce que mon dessein n'est pas de faire une vie, mais seulement de donner quelque idée de la pieté & de la vertu de Monsieur Pascal à ceux qui ne l'ont pas connu ; car pour ceux qui l'ont vû, & qui l'ont un peu fréquenté pendant les dernieres années de sa vie je ne prétens pas leur rien apprendre par là ; & je crois qu'ils jugeront bien au contraire, que j'aurois pû dire encore beaucoup d'autres choses que je passe sous silence.
Approbations de Nosseigneurs les Prelats.
Approbation de monseigneur de Comenge.
Ces pensées de Monsieur Pascal font voir la beauté
de son génie, sa solide pieté, & sa profonde
erudition. Elles donnent une si excellente idée de la Religion,
que l'on acquiesce sans peine à ce qu'elle contient de
plus impenetrable. Elles touchent si bien les principaux points
de la Morale, qu'elles découvrent d'abord la source &
le progrez de nos desordres, & les moyens de nous en delivrer ;
& elles effleurent les autres sciences avec tant de suffisance,
que l'on s'apperçoit aisément, que M. Pascal ignoroit
peu de choses de ce que les hommes sçavent. Quoy que ces
pensées ne soient que les commencemens des raisonnemens
qu'il méditoit, elles ne laissent pas d'instruire profondement.
Ce ne sont que des semences ; mais elles produisent leurs
fruits en mesme temps qu'elles sont répanduës. L'on
acheve naturellement ce que ce sçavant homme avoit eu dessein
de composer ; & les lecteurs deviennent eux mesmes autheurs
en un moment pour peu d'application qu'ils ayent. Rien n'est donc
plus capable de nourrir utilement & agreablement l'esprit
que la lecture de ces essais quelques informes qu'ils paroissent,
& il n'y a gueres eu de production parfaite depuis long-temps
qui ait mieux merité selon mon jugement d'estre imprimée
que ce livre imparfait. A Paris, le 4. Septembre 1669.
GILBERT, E. de Comenge.
De Monseigneur l'Evesque d'Aulonne, Suffragant de Clermont.
APRES avoir lû fort exactement & avec beaucoup de consolation
les Pensées de M. Pascal touchant la religion Chrestienne,
il me semble que les veritez qu'elles contiennent peuvent estre
fort bien comparées aux essences dont on n'a point accoustumé
de donner beaucoup à la fois, pour les rendre plus utiles
aux corps malades : parce qu'estant toutes remplies d'esprits,
on n'en sçauroit prendre si peu que toutes les parties
du corps ne s'en ressentent. Ce sont les images des pensées
de ce recueil. Une seule peut suffire à un homme pour en
nourrir son ame tout un jour, s'il les lit à cette intention ;
tant elles sont remplies de lumieres & de chaleur. Et bien
loin qu'il y ait rien dans ce recueil qui soit contraire à
la foy de l'Eglise Catholique, Apostolique & Romaine, qu'au
contraire, tout y est entierement conforme à sa doctrine
& à ses maximes dans les moeurs. Car l'autheur estoit
trop bien informé de la doctrine des Peres & des Conciles
pour penser ou parler un autre langage que le leur ; ainsi
que tous les lecteurs le pourront facilement reconnoîre
par la lecture de tout cet ouvrage, & particulierement par
cette excellente pensée de la page 2 ;8. dont voicy
les propres termes : Le corps n'est non plus vivant sans
le chef que le chef sans le corps. Quiconque se separe de l'un
ou de l'autre n'est plus du corps & n'appartient plus
à JESUS-CHRIST. Toutes les vertus, le martyre, les
austeritez, & toutes les bonnes oeuvres sont inutiles hors
de l'Eglise & de la communion du Chef de l'Eglise qui est
le Pape. Fait en l'Abbaye de Saint André lez Clermont
le 24. Novembre 1669.
JEAN, E. d'Aulone, Suffragant de Clermont.
De Monseigneur l'Evesque d'Amiens.
NOUS avons lû le livre posthume de M. Pascal, qui auroit
eu besoin des derniers soins de son autheur. Quoy qu'il ne contienne
que des fragmens & des semences de discours, on ne laisse
pas d'y remarquer des lumieres tres sublimes & des delicatesses
tres agreables. La force & la hardiesse des pensées
surprennent quelquefois l'esprit : Mais plus on y fait d'attention,
plus on les trouve saines & tirées de la Philosophie
& de la Theologie des Peres. Un ouvrage si peu achevé
nous remplit d'admiration & de douleur de ce qu'il n'y a point
d'autre main qui puisse donner la perfection à ces premiers
traits, que celle qui en a sceu graver une idée si vive
& si remarquable, ny nous consoler de la grande perte que
nous avons faite par sa mort. Le public est obligé aux
personnes qui luy ont conservé des pieces si precieuses,
quoy qu'elles ne soient point limées : & telles
qu'elles sont, nous ne doutons pas qu'elles ne soient tres utiles
à ceux qui aimeront la verité & leur salut.
Donné à Paris, où nous nous sommes trouvez
pour les affaires de nostre Eglise, le premier jour de Novembre
1669.
FRANÇOIS, E. d'Amiens.
Approbation des Docteurs.
NOUS sous-signez Docteurs en Theologie de la Faculté de
Paris, certifions avoir lû le Recueil des Pensées
de M. Pascal, trouvées dans son Cabinet apres sa mort,
que nous avons jugées Catholiques & pleines de pieté.
Le public a beaucoup perdu de ce que l'auteur n'a pas eu le temps
de donner à cet ouvrage toute sa perfection. Les Athées
en eussent encore esté plus pleinement convaincus :
la Religion Catholique plus puissamment confirmée, et la
pieté des fidelles plus vivement excitée :
C'est ce que nous croyons & attestons. A Paris le 5. Septembre
1669.
DE BREDA, Curé de Saint André des Arts.
LE VAILLANT, Curé de S. Christophe.
GRENET, Curé de S. Benoist.
MARLIN, Curé de S. Eustache.
J. L'ABBÉ. PETITPIED.
L. MARAIS. T.ROULLAND.
PH. LE FERON.
Approbation particuliere de Monsieur LeVaillant,
Docteur de la Faculté de Paris,
ancien Predicateur, Curé de Saint Christophe,
& cy-devant Theologal de l'Eglise de Reims.
QUELLE apparence de prendre tant de plaisir à lire les
pensées de M. Pascal, & de n'en dire pas & témoigner
les siennes en particulier. Je sçavois assez avec tous
les honnestes gens, ce que pouvoit ce rare esprit en tant d'autres
matieres, & sur tout dans ses Lettres qui ont surpris &
estonné tout le monde ; mais qu'il deust nous donner
& laisser une methode si naturelle, & neanmoins si extraordinaire
pour montrer, deffendre & appuyer l'excellence & la grandeur
de nostre Religion ; c'est ce que je n'eusse pas pensé,
si je n'en eusse veu les preuves tres évidentes dans cet
ouvrage. Il est vray qu'il n'est pas achevé, & que
les raisonnemens n'ont pas toûjours leur étenduë
& leur perfection : ce ne sont souvent que des commencemens,
des essais, & comme des restes de Pensées d'une haute
& merveilleuse élevation : mais telles que puissent
estre ces Pensées, elles meritent bien justement l'éloge
du Prophete ; Reliquia cogitationis diem festum agent
tibi. Restes precieus, certainement ! Disons hardiment
reliques honorables d'un illustre mort, qui du jour auquel elles
paroistront en public en feront un jour de feste & de joye
pour tous les fidelles, mais de honte aussi & de confusion
pour tous les Impies, les Libertins, & les Athées,
pour tous ceux qui se piquans de fort esprit n'ont dans leurs
forces imaginaires que de la foiblesse & de l'infirmité,
Infirmus dicet ego fortis sum. Ces malheureux infirmes
verront dans ce livre leur misere & leur vanité ;
ils trouveront leur deffaite & leur déroute dans la
victoire & le triomphe de l'autheur de ces Pensées
que j'ay leuës avec tant d'admiration, que j'approuve avec
tant de reconnoissance, & que je certifie dans la derniere
sincerité estre tres conformes à la foy & tres
avantageuses aux bonnes moeurs. Fait à Paris le sixiéme
Septembre 1669.
A. LE VAILLANT.
De M. Fortin, Docteur en Theologie de la Faculté de
Paris,
Proviseur du College d'Harcourt.
L'ESTROITE liaison que j'ay eu avec M. Pascal durant sa vie m'a
fait prendre un singulier plaisir à lire ces Pensées,
que j'avois autrefois entenduës de sa propre bouche. Ce sont
les entretiens qu'il avoit d'ordinaire avec ses amis. Il leur
parloit des choses de Dieu & de la Religion avec tant de science
& de soumission qu'il est difficile de trouver un esprit plus
élevé & plus humble tout ensemble. Ceux qui
liront ce recueil, qui contient des discours tout divins, jugerons
aisément de la grandeur de son ame & de la force de
la grace qui l'animoit. Ils ne trouveront rien qui ne soit dans
les regles de la Religion, & qui n'inspire des sentimens d'une
veritable & sincere pieté. C'est le témoignage
que je me sens obligé d'en rendre au public. A Paris ce
9. Aoust 1669.
T. FORTIN.
De M. le Camus, Docteur en Theologie de la Faculté de
Paris,
Conseiller & Aumônier ordinaire du Roy.
IL m'est arrivé en examinant cet ouvrage en l'estat qu'il
est, ce qui arrivera presque à tous ceux qui le liront,
qui est de regretter plus que jamais la perte de l'Autheur, qui
estoit seul capable d'achever ce qu'il avoit si heureusement commencé.
En effet, si ce livre tout imparfait qu'il est, ne laisse pas
d'émouvoir puissamment les personnes raisonnables, &
de faire connoistre la verité de la Religion Chrestienne
à ceux qui la chercheront sincerement, que n'eut-il pas
fait si l'autheur y eût mis la derniere main ! Et si
ces Diamans brutes épars çà & là
jettent tant d'éclat & de lumiere, quel esprit n'auroit
il pas ébloüy, si ce sçavant ouvrier avoit
eu le loisir de les polir & de les mettre en oeuvre ?
Au reste, s'il eût vécu plus long-temps, ses secondes
pensées auroient esté sans doute dans un meilleur
ordre que ne sont les premieres qu'on donne au public dans cet
écrit, mais elles ne pouvoient estre plus sages, elles
auroient esté plus polies & plus liées, mais
elles ne pouvoient estre ny plus solides ny plus lumineuses. C'est
le témoignage que nous en rendons, & que nous n'y avons
rien remarqué qui ne soit conforme à la créance
& a la doctrine de l'Eglise. A Paris le 21. de Septembre 1669.
E. LE CAMUS, Docteur de la Faculté de Theologie de Paris,
Conseiller & Aumosnier du Roy.
De Monsieur de Ribeyran, Archidiacre de Comenge.
J'AY lû avec admiration ce livre posthume de M. Pascal.
Il semble que cet homme incomparable non seulement voit, comme
les Anges, les consequences dans leurs principes ; mais qu'il
nous parle comme ces purs Esprits par la seule direction de ces
pensées. Souvent un seul mot est un discours tout entier.
Il fait comprendre tout d'un coup à ses lecteurs ce qu'un
autre auroit bien de la peine d'expliquer par un raisonnement
fort étendu. Et tant s'en faut que nous devions regretter
qu'il n'ait pas achevé son ouvrage, que nous devons remercier
au contraire la Providence divine de ce qu'elle l'a permis ainsi.
Comme tout y est pressé, il en sort tant de lumieres de
toutes parts, qu'elles font voir à fond les plus hautes
veritez en elles mesmes, qui peut-estre auroient esté obscurcies
par un plus long embarras de paroles. Mais si ces pensées
sont des éclairs qui découvrent les veritez cachées
aux esprits dociles & équitables, ce sont des foudres
qui accablent les Libertins & les Athées ; &
puis que nous devons desirer pour la gloire de Dieu l'instruction
des uns & la confusion des autres, il n'y a rien qui ne doive
porter les amis de M. Pascal à publier ces excellentes
productions de ce rare esprit, qui ne contiennent rien selon mon
jugement, qui ne soit tres Catholique & tres édifiant.
Fait à Paris le 7. Septembre 1669.
DE RIBEYRAN, Archidiacre de Comenge.
De Monsieur de Drubec, Docteur de Sorbonne,
Abbé de Boulancourt.
UN ancien a dit assez élegamment que l'on doit considerer,
eu égard à la posterité, tout ce que les
autheurs n'achevent pas, comme s'il n'avoit jamais esté
commencé ; mais je ne puis faire ce jugement des Pensées
de M. Pascal, il me semble que l'on feroit grand tort à
la posterité aussi bien qu'à nostre siecle, de supprimer
ces admirables productions, encore qu'elles ne puissent non plus
recevoir leur perfection, que ces anciennes figures que l'on aime
mieux laisser imparfaites que de les faire retoucher. Et comme
les plus excellens ouvriers se servent plus utilement de ces morceaux
pour former les idées des ouvrages qu'ils meditent, qu'ils
ne feroient de beaucoup d'autres pieces plus finies ; ces
fragmens de M. Pascal donnent des ouvertures sur toutes les matieres
dont il traitent, qu'on ne trouveroit point dans des volumes achevez.
Ainsi, selon mon jugement, on ne doit pas envier au public le
present que luy font les amis de ce Philosophe Chrétien,
des precieuses reliques de son esprit ; & non seulement,
je ne trouve rien qui en puisse empescher l'impression, mais je
croy que nous leur devons beaucoup de reconnoissance du soin qu'ils
ont pris de les ramasser. Donné à Paris le 5. Septembre
1669.
FRANÇOIS MALET DE GRAVILLE Drubec.
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LES Pensées qui sont contenuës dans ce Livre ayant esté écrittes & composées par Monsieur Pascal en la maniere qu'on l'a rapporté dans la Preface, c'est à dire à mesure qu'elles luy venoient dans l'esprit, & sans aucune suitte ; il ne faut pas s'attendre d'en trouver beaucoup dans les chapitres de ce Recoeüil, qui sont la pluspart composez de quantité de pensées toutes détachées les unes des autres, & qui n'ont esté mises ensemble sous les mesmes titres que parce qu'elles traittent à peu prés des mesmes matieres. Mais quoy qu'il soit assez facile, en lisant chaque article, de juger s'il est une suitte de ce qui precede, ou s'il contient une nouvelle pensée ; neanmoins on a crû que pour les distinguer davantage il estoit bon d'y faire quelque marque particuliere. Ainsi lors que l'on verra au commencement de quelque article cette marque ( § ) cela veut dire qu'il y a dans cet article une nouvelle pensée qui n'est point une suitte de la precedente, & qui en est entierement separée. Et l'on connoistra par mesme moyen que les articles qui n'auroient point cette marque, ne composent qu'un mesme discours, & qu'ils ont esté trouvez dans cet ordre & cette suitte dans les originaux de monsieur Pascal.
L'on a aussi jugé à propos d'ajoûter à la fin de ces pensées une Priere que Monsieur Pascal composa estant encore jeune, dans une maladie qu'il eut, & qui a déja esté imprimée deux ou trois fois sur des copies assez peu correctes, parce que ces impressions ont esté faites sans la participation de ceux qui donnent à present ce recoeüil au public.
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QUE ceux qui combattent la religion apprennent au moins quelle elle est avant que de la combattre. Si cette Religion se vantoit d'avoir une veuë claire de Dieu, & de le posseder à découvert & sans voile, ce seroit la combattre que de dire qu'on ne voit rien dans le monde qui le monstre avec cette évidence. Mais puisqu'elle dit au contraire que les hommes sont dans les tenebres, & dans l'éloignement de Dieu, qu'il s'est caché à leur connoissance, & que c'est mesme le nom qu'il se donne dans les Escritures, Deus absconditus : & enfin si elle travaille également à établir ces deux choses ; que Dieu a mis des marques sensibles dans l'Eglise pour se faire reconnoistre à ceux qui le chercheroient sincerement ; & qu'il les a couvertes neanmoins de telle sorte qu'il ne sera apperçû que de ceux qui le cherchent de tout leur coeur ; quel avantage peuvent-ils tirer, lors que dans la negligence où ils font profession d'estre de chercher la verité, ils crient que rien ne la leur monstre ; puisque cette obscurité où ils sont, & qu'ils objectent à l'Eglise ne fait qu'établir une des choses qu'elle soûtient sans toucher à l'autre, & confirme sa doctrine bien loin de la ruiner ?
Il faudroit pour la combattre qu'ils criassent qu'ils ont fait tous leurs efforts pour chercher par tout, & mesme dans ce que l'eglise propose pour s'en instruire, mais sans aucune satisfaction. S'ils parloient de la sorte, ils combattroient à la verité une de ses prétentions. Mais j'espere monstrer icy qu'il n'y a point de personne raisonnable qui puisse parler de la sorte ; & j'ose mesme dire que jamais personne ne l'a fait. On sçait assez de quelle maniere agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croyent avoir fait de grands efforts pour s'instruire lors qu'ils ont employé quelques heures à la lecture de l'Escriture, & qu'ils ont interrogé quelqu'Ecclesiastique sur les veritez de la foy. Aprés cela ils se vantent d'avoir cherché sans succez dans les livres & parmy les hommes. Mais en verité je ne puis m'empescher de leur dire, que cette negligence n'est pas supportable. Il ne s'agit pas icy de l'interest leger de quelque personne étrangere : il s'agit de nous-mesme & de nostre tout.
L'immortalité de l'ame est une chose qui nous importe si fort, & qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour estre dans l'indifference de sçavoir ce qui en est. Toutes nos actions & toutes nos pensées doivent prendre des routes si differentes selon qu'il y aura des biens éternels à esperer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens & jugement qu'en la reglant par la veuë de ce point qui doit estre nostre dernier objet.
Ainsi nostre premier interest & nostre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet d'où dépend toute nostre conduite. Et c'est pourquoy parmy ceux qui n'en sont pas persuadez, je fais une extrême difference entre ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'en instruire, & ceux qui vivent sans s'en mettre en peine & sans y penser.
Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincerement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, & qui n'épargnant rien pour en sortir font de cette recherche leur principale & leur plus serieuse occupation. Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette derniere fin de la vie, & qui par cette seule raison, qu'ils ne trouvent pas en eux-mesme des lumieres qui les persuadent, negligent d'en chercher ailleurs, & d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité credule, ou de celles qui quoyqu'obscures d'elles-mesmes ont neanmoins un fondement tres solide, je les considere d'une maniere toute differente. Cette negligence en une affaire où il s'agit d'eux-mesmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit ; elle m'étonne & m'épouvante ; c'est un monstre pour moy. Je ne dis pas cecy par le zele pieux d'une devotion spirituelle. Je prétens au contraire que l'amour propre, que l'interest humain, que la plus simple lumiere de la raison nous doit donner ces sentimens. Il ne faut voir pour cela que ce que voyent les personnes les moins éclairées.
Il ne faut pas avoir l'ame fort élevée pour comprendre qu'il n'y a point icy de satisfaction veritable & solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, & qu'enfin la mort qui nous menace à chaque instant nous doit mettre dans peu d'années, & peut-estre en peu de jours dans un estat éternel de bonheur, ou de malheur, ou d'anneantissement. Entre nous & le ciel, l'enfer, ou le neant il n'y a donc que la vie qui est la chose du monde la plus fragile ; & le ciel n'estant pas certainement pour ceux qui doutent si leur ame est immortelle, ils n'ont à attendre que l'enfer ou le neant.
Il n'y a rien de plus réel que cela ny de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves, voila la fin qui attend la plus belle vie du monde.
C'est en vain qu'ils détournent leur pensée de cette eternité qui les attend, comme s'ils la pouvoient anneantir en n'y pensant point. Elle subsiste malgré eux, elle s'avance, & la mort qui la doit ouvrir les mettra infailliblement dans peu de temps dans l'horrible necessité d'estre eternellement ou anneantis, ou malheureux.
Voila un doute d'une terrible consequence ; & c'est déja assurément un tres grand mal que d'estre dans ce doute ; mais c'est au moins un devoir indispensable de chercher quand on y est. Ainsi celuy qui doute & qui ne cherche pas est tout ensemble & bien injuste, & bien malheureux. Que s'il est avec cela tranquille & satisfait, qu'il en fasse profession, & enfin qu'il en fasse vanité, & que ce soit de cet estat mesme qu'il fasse le sujet de sa joye & de sa vanité, je n'ay point de termes pour qualifier une si extravagante creature.
Où peut-on prendre ces sentimens ? Quel sujet de joye trouve-t'on à n'attendre plus que des miseres sans ressource ? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscuritez impénetrables ? Quelle consolation de n'attendre jamais de consolateur ?
Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, & dont il faut faire sentir l'extravagance & la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en leur representant ce qui se passe en eux-mesme, pour les confondre par la veuë de leur folie. Car voicy comment raisonnent les hommes, quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu'ils sont, & sans en rechercher d'éclaircissement.
Je ne sçay qui m'a mis au monde, ny ce que c'est que le monde, ny que moy-mesme. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sçais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon ame ; & cette partie mesme de moy qui pense ce que je dis, & qui fait reflexion sur tout & sur elle-mesme, ne se connoist non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'Univers qui m'enferment, & je me trouve attaché à un coin de cette vaste estenduë, sans sçavoir pourquoy je suis plûtost placé en ce lieu qu'en un autre, ny pourquoy ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plûtost qu'à un autre de toute l'eternité qui m'a precedé, & de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinitez de toutes parts qui m'engloutissent comme un atome, & comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connois c'est que je dois bientost mourir ; mais ce que j'ignore le plus c'est cette mort mesme que je ne sçaurois éviter.
Comme je ne sçay d'où je viens, aussi je ne sçay où je vas ; & je sçay seulement qu'en sortant de ce monde, je tombe pour jamais ou dans le neant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans sçavoir à laquelle de ces deux conditions je dois estre eternellement en partage.
Voila mon estat plein de misere, de foiblesse, d'obscurité. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à ce qui me doit arriver, & que je n'ay qu'à suivre mes inclinations sans reflexion & sans inquietude, en faisant tout ce qu'il faut pour tomber dans le malheur eternel au cas que ce qu'on en dit soit veritable. Peut-estre que je pourrois trouver quelqu'éclaircissement dans mes doutes ; mais je n'en veux pas prendre la peine, ny faire un pas pour le chercher ; & en traitant avec mépris ceux qui se travailleroient de se soin, je veux aller sans prévoyance & sans crainte tenter un si grand evenement, & me laisser mollement conduire à la mort dans l'incertitude de l'éternité de ma condition future.
En verité il est glorieux à la Religion d'avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables ; & leur opposition luy est si peu dangereuse, qu'elle sert au contraire à l'établissement des principales veritez qu'elle nous enseigne. Car la foy Chrestienne ne vas principalement qu'à establir ces deux choses, la corruption de la nature, & la redemption de JESUS-CHRIST. Or s'ils ne servent pas à monstrer la verité de la redemption par la sainteté de leurs moeurs, ils servent au moins admirablement à monstrer la corruption de la nature par des sentimens si dénaturez.
Rien n'est si important à l'homme que son estat ; rien ne luy est si redoutable que l'eternité. Et ainsi qu'il se trouve des hommes indifferents à la perte de leur estre, & au peril d'une eternité de misere, cela n'est point naturel. Ils sont tout autre à l'égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu'aux plus petites, ils les prévoyent, ils les sentent ; & ce mesme homme qui passe les jours & les nuits dans la rage & dans le desespoir pour la perte d'une charge, ou pour quelqu'offense imaginaire à son honneur, est celuy là-mesme qui sçait qu'il va tout perdre par la mort, & qui demeure neanmoins sans inquietude, sans trouble, & sans émotion. Cette étrange insensibilité pour les choses les plus terribles dans un coeur si sensible aux plus legeres, est une chose monstrueuse ; c'est un enchantement incomprehensible, & un assoupissement surnaturel.
Un homme dans un cachot ne sçachant si son arrest est donné, n'ayant plus qu'une heure pour l'apprendre, & cette heure suffisant, s'il sçait qu'il est donné, pour le faire revoquer, il est contre la nature qu'il employe cette heure-là non à s'informer si cet arrest est donné, mais à joüer, & à se divertir. C'est l'estat où se trouvent ces personnes, avec cette difference que les maux dont ils sont menacez sont bien autres que la simple perte de la vie & un supplice passager que ce prisonnier apprehenderoit. Cependant ils courent sans soucy dans le précipice aprés avoir mis quelque chose devant leurs yeux pour s'empescher de la voir, & ils se moquent de ceux qui les en avertissent.
Ainsi non seulement le zele de ceux qui cherchent Dieu prouve la veritable Religion, mais aussi l'aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas, & qui vivent dans cette horrible negligence. Il faut qu'il y aie un étrange renversement dans la nature de l'homme pour vivre dans cet estat, & encore plus pour en faire vanité. Car quand ils auroient une certitude entiere qu'ils n'auroient rien à craindre aprés la mort que de tomber dans le neant, ne seroit-ce pas un sujet de desespoir plûtost que de vanité ? N'est-ce donc pas une folie inconcevable, n'en estant pas assurez, de faire gloire d'estre dans ce doute ?
Et neanmoins il est certain que si dénaturé qu'il y a dans son coeur une semence de joye en cela. Ce repos brutal entre la crainte de l'enfer, & du neant semble si beau, que non seulement ceux qui sont veritablement dans ce doute malheureux s'en glorifient ; mais que ceux mesme qui n'y sont pas croyent qu'il leur est glorieux de feindre d'y estre. Car l'experience nous fait voir que la plus part de ceux qui s'en meslent sont de ce dernier genre ; que ce sont des gens qui se contrefont, & qui ne sont pas tels qu'ils veulent paroitre. Ce sont des personnes qui ont ouy dire que les belles manieres du monde consistent à faire ainsi l'emporté. C'est ce qu'ils appellent avoir secoüé le joug ; & la plus part ne le font que pour imiter les autres.
Mais s'ils ont encore tant soit peu de sens commun, il n'est pas difficile de leur faire entendre combien ils s'abusent en cherchant par là de l'estime. Ce n'est pas le moyen d'en aquerir, je dis mesme parmy les personnes du monde qui jugent sainement des choses, & qui sçavent que la seule voye d'y reüssir c'est de paroistre honneste, fidelle, judicieux, & capable de servir utilement ses amis ; parce que les hommes n'aiment naturellement que ce qui leur peut estre utille. Or quel avantage y a-t'il pour nous à oüir dire à un homme qu'il a secoüé le joug, qu'il ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu'il se considere comme seul maistre de sa conduite, qu'il ne pense à en rendre compte qu'à soy mesme ? Pense-t'il nous avoir porté par là à avoir desormais bien de la confiance en luy, & à en attendre des consolations, des conseils, & des secours dans tous les besoins de la vie ? Pense-t'il nous avoir bien rejoüis de nous dire qu'il doute si nostre ame est autre chose qu'un peu de vent & de fumée, & encore de nous le dire d'un ton de voix fier & content ? Est-ce donc une chose à dire gayement ; & n'est-ce pas une chose à dire au contraire tristement, comme la chose du monde la plus triste ?
S'ils y pensoient serieusement ils verroient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l'honnesteté, & si éloigné en toute maniere de ce bon air qu'ils cherchent, que rien n'est plus capable de leur attirer le mespris & l'aversion des hommes, & de les faire passer pour des personnes sans esprit & sans jugement. Et en effet si on leur fait rendre compte de leurs sentimens & des raisons qu'ils ont de douter de la Religion, ils diront des choses si foibles & si basses qu'ils persuaderoient plutost du contraire. C'estoit ce que leur disoit un jour fort à propos une personne : si vous continuez à discourir de la sorte, leur disoït-il, en verité vous me convertirez. Et il avoit raison ; car qui n'auroit horreur de se voir dans des sentimens où l'on a pour compagnons des personnes si méprisables ?
Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentimens sont bien mal-heureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinens des hommes. S'ils sont faschez dans le fond de leur coeur de n'avoir pas plus de lumiere, qu'ils ne le dissimulent point. Cette declaration ne sera pas honteuse. Il n'y a de honte qu'à n'en point avoir. Rien ne descouvre davantage une estrange foiblesse d'esprit que de ne pas connoistre quel est le malheur d'un homme sans Dieu. Rien ne marque davantage une extréme bassesse de coeur que de ne pas souhaiter la verité des promesses eternelle. Rien n'est plus lasche que de faire le brave contre Dieu. Qu'ils laissent donc ces impietez à ceux qui sont assez mal nez pour estre veritablement capables : qu'ils soient au moins honnestes gens, s'ils ne peuvent encore estre Chrestiens : & qu'ils reconnoissent enfin qu'il n'y a que deux sortes de personnes qu'on puisse appeller raisonnables ; ou ceux qui servent Dieu de tout leur coeur, parce qu'ils le connoissent ; ou ceux qui le cherchent de tout leur coeur, parce qu'ils ne le connoissent pas encore.
C'est donc pour les personnes qui cherchent Dieu sincerement, & qui reconnoissant leur misere desirent veritablement d'en sortir, qu'il est juste de travailler, afin de leur ayder à trouver la lumiere qu'ils n'ont pas.
Mais pour ceux qui vivent sans le connoistre, & sans le chercher, ils se jugent eux-mesmes si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin des autres : & il faut avoir toute la charité de la Religion qu'ils mesprisent pour ne les pas mespriser jusqu'à les abandonner dans leur folie. Mais parce que cette Religion nous oblige de les regarder toûjours tant qu'ils seront en cette vie comme capables de la grace qui peut les éclairer, & de croire qu'ils peuvent estre dans peu de temps plus remplis de foy que nous ne sommes, & que nous pouvons au contraire tomber dans l'aveuglement où ils sont ; il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu'on fist pour nous si nous estions en leur place, & les appeller à avoir pitié d'eux-mesmes, & à faire au moins quelques pas pour tenter s'ils ne trouveront point de lumiere. Qu'ils donnent à la lecture de cet ouvrage quelques-unes de ces heures qu'ils employent si inutilement ailleurs. Peut-estre y rencontreront-ils quelquechose, ou du moins ils n'y perdront pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apporteront une sincerité parfaite & un veritable desir de connoistre la verité, j'espere qu'ils y auront satisfaction, & qu'ils seront convaincus des preuves d'une Religion si divine que l'on y a ramassées.
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LA vraye Religion doit avoir pour marque d'obliger à aimer Dieu. Cela est bien juste. Et cependant aucune autre que la nostre ne l'a ordonné. Elle doit encore avoir connu la concupiscence de l'homme, & l'impuissance où il est par lui-mesme d'acquerir la vertu. Elle doit y avoir apporté les remedes dont la priere est le principal. Nostre Religion a fait tout cela ; & nulle autre n'a jamais demandé à Dieu de l'aimer & de le suivre.
§ Il faut pour faire qu'une Religion soit vraye qu'elle ait connu nostre nature. Car la vraie nature de l'homme, son vray bien, la vraye vertu, & la vraye Religion sont choses dont la connoissance est inseparable. Elle doit avoir connu la grandeur & la bassesse de l'homme, & la raison de l'un & de l'autre. Quelle autre Religion que la Chrestienne a connu toutes ces choses ?
§ Les autres Religions, comme les Payennes, sont plus populaires ; car elles consistent toutes en exterieur, mais elles ne sont pas pour les gens habiles. Une Religion purement intellectuelle seroit plus proportionnée aux habiles ; mais elle ne serviroit pas au peuple. La seule Religion Chrestienne est proportionnée à tous, estant meslée d'exterieur & d'interieur. Elle éleve le peuple à l'interieur, & abbaisse les superbes à l'exterieur, & n'est pas parfaite sans les deux. Car il faut que le peuple entende l'esprit de la lettre, & que les habiles soumettent leur esprit à la lettre, en pratiquant ce qu'il y a d'exterieur.
§ Nous sommes haïssables ; la raison en convainc. Or nulle autre Religion que la Chrestienne ne propose de se haïr. Nulle autre Religion ne peut donc estre reçûe de ceux qui sçavent qu'ils ne sont dignes que de haine.
§ Nulle autre Religion que la Chrestienne n'a connu que l'homme est la plus excellente creature, & en mesme temps la plus miserable. Les uns qui ont bien connu la realité de son excellence ont pris pour lâcheté & pour ingratitude les sentimens bas que les hommes ont naturellement d'eux-mesmes. Et les autres qui ont bien connu combien cette bassesse est effective ont traité d'une superbe ridicule ces sentimens de grandeur qui sont aussi naturels à l'homme.
§ Nulle Religion que la nostre n'a enseigné que l'homme naist en peché. Nulle secte de Philosophes ne l'a dit. Nulle n'a donc dit vray.
§ Dieu estant caché, toute Religion qui ne dit pas que Dieu est caché n'est pas veritable ; & toute Religion qui n'en rend pas la raison n'est pas instruisante. La nostre fait tout cela.
§ Cette Religion qui consiste à croire que l'homme est tombé d'un estat de gloire & de communication avec Dieu en un estat de tristesse, de pénitence, & d'éloignement de Dieu, mais qu'enfin il seroit rétably par un Messie qui devoit venir, a toûjours esté sur la terre. Toutes choses ont passé, & celle là a subsisté pour laquelle sont toutes choses. Car Dieu voulant se former un peuple saint qu'il séparoit de toutes les autres nations, qu'il délivreroit de ses ennemis, qu'il mettroit dans un lieu de repos, a promis de le faire, & de venir au monde pour cela, & il a prédit par ses Prophetes le temps & la maniere de sa venuë. Et cependant pour affermir l'esperance de ses élus dans tous les temps, il leur en a toûjours fait voir des images & des figures, & il ne les a jamais laissez sans assurances de sa puissance & de sa volonté pour leur salut. Car dans la creation de l'homme, Adam en estoit le témoin, & le dépositaire de la promesse du sauveur qui devoit naistre de la femme. Et quoy que les hommes estant encore si proches de la creation ne peussent avoir oublié leur creation, & leur chutte, & la promesse que Dieu leur avoit faite d'un Redempteur, neanmoins comme dans ce premier âge du monde ils se laisserent emporter à toutes sortes de desordres, il y avoit cependant des Saints, comme Enoch, Lamech, & d'autres qui attendoient en patience le Christ promis dés le commencement du monde. Ensuite Dieu a envoyé Noé, qui a veu la malice des hommes au plus haut degré ; & il l'a sauvé en noyant toute la terre par un miracle qui marquoit assez, & le pouvoir qu'il avoit de sauver le monde, & la volonté qu'il avoit de le faire, & de faire naistre de la femme celuy qu'il avoit promis. Ce miracle suffisoit pour affermir l'esperance des hommes ; & la memoire en estant encore assez fraîche parmy eux ; Dieu fit ses promesses à Abraham qui estoit tout environné d'idolâtres, & il luy fit connoistre le mystere du Messie qu'il devoit envoyer. Au temps d'Isaac & de Jacob l'abomination estoit respanduë sur toute la terre ; mais ces Saints vivoient en la foy ; & Jacob mourant, & benissant ses enfans s'escrie par un transport qui luy fait interrompre son discours : J'attens,ô mon Dieu, le Sauveur que vous avez promis, salutare tuum expectabo Domine.
Les Egyptiens estoient infectez & d'idolatrie & de magie ; le peuple de Dieu mesme estoit entraisné par leur exemples. Mais cependant Moyse & d'autres voyoient celuy qu'ils ne voyoient pas, & l'adoroient en regardant les biens eternels qu'il leur préparoit.
Les Grecs & les Latins ensuitte ont fait regner les fausses divinitez ; les Poëtes ont fait diverses theologies ; les Philosophes se sont séparez en mille sectes differentes : & cependant il y avoit toûjours au coeur de la Judée des hommes choisis qui prédisoient la venuë de ce Messie qui n'estoit connu que d'eux.
Il est venu enfin en la consommation des temps : & depuis, quoyqu'on ait veu naistre tant de schismes & d'heresies, tant renverser d'Estats, tant de changemens en toutes choses ; cette Eglise qui adore celuy qui a toûjours esté adoré a subsisté sans interruption. Et ce qui est admirable, incomparable, & tout à fait divin, c'est que cette Religion qui a toûjours duré a toûjours esté combattüe. Mille fois elle a esté à la veille d'une destruction universelle ; & toutes les fois qu'elle a esté en cet estat Dieu l'a relevée par des coups extraordinaires de sa puissance. C'est ce qui est estonnant, & qu'elle s'est maintenuë sans flechir & plier sous la volonté des tyrans.
§ Les Estats periroient si on ne faisoit plier souvent les loix à la necessité. Mais jamais la Religion n'a souffert cela, & n'en a usé. Aussi il faut ces accommodemens, ou des miracles. Il n'est pas estrange qu'on se conserve en pliant, & ce n'est pas proprement se maintenir ; & encore perissent-ils enfin entierement : il n'y en a point qui ait duré 1500. ans. Mais que cette Religion se soit toûjours maintenüe, & inflexible ; cela est divin.
§ Ainsi le Messie a toûjours esté crû. La tradition d'Adam estoit encore nouvelle en Noé & en Moyse. Les Prophetes l'ont prédit depuis, en prédisant toûjours d'autres choses, dont les evenemens qui arrivoient de temps en temps à la veuë des hommes marquoient la verité de leur mission, & par consequent celle de leurs promesses touchant le Messie. Ils ont tous dit que la loy qu'ils avoient n'étoit qu'en attendant celle du Messie ; que jusques là elle seroit perpetuelle, mais que l'autre dureroit éternellement ; qu'ainsi leur loy ou celle du Messie dont elle estoit la promesse seroient toûjours sur la terre. En effet elle a toûjours duré ; & JESUS-CHRIST est venu dans toutes les circonstances prédites. Il a fait des miracles, & les Apostres aussi qui ont converty les Payens ; & par là les Propheties étant accomplies le Messie est prouvé pour jamais.
§ La seule Religion contraire à la nature en l'estat qu'elle est, qui combat tous nos plaisirs, & qui paroist d'abord contraire au sens commun est la seule qui ait toûjours esté.
§ Toute la conduite des choses doit avoir pour objet l'establissement & la grandeur de la Religion : les hommes doivent avoir en eux-mesmes des sentimens conformes à ce qu'elle nous enseigne : & enfin elle doit estre tellement l'objet & le centre où toutes choses tendent, que qui en sçaura les principes puisse rendre raison & de toute la nature de l'homme en particulier, & de toute la conduite du monde en general.
Sur ce fondement les impies prennent lieu de blasphemer la Religion Chrestienne, parce qu'ils la connoissent mal. Ils s'imaginent qu'elle consiste simplement en l'adoration d'un Dieu consideré comme grand, puissant, & eternel ; ce qui est proprement le Deïsme presque aussi éloigné de la Religion Chrestienne que l'Atheïsme qui y est tout à fait contraire. Et de là ils concluent que cette Religion n'est pas veritable ; parce que si elle l'estoit il faudroit que Dieu se manifestast aux hommes par des preuves sensibles qu'il fût impossible que personne le mesconnût.
Mais qu'ils en concluent ce qu'ils voudront contre le Deïsme, ils n'en concluront rien contre la Religion Chrestienne qui reconnoist que depuis le péché Dieu ne se monstre point aux hommes avec toute l'evidence qu'il pourroit faire, & qui consiste proprement au mystere du Redempteur, qui unissant en luy les deux natures divine & humaine, a retiré les hommes de la corruption du péché pour les reconcilier à Dieu en sa personne divine.
Elle enseigne donc aux hommes ces deux veritez, & qu'il y a un Dieu dont ils sont capables, & qu'il y a une corruption dans la nature qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes de connoistre l'un & l'autre de ces points ; & il est également dangereux à l'homme de connoistre Dieu sans connoistre sa misere, & de connoistre sa misere sans connoistre le Redempteur qui l'en peut guerir. Une seule de ces connoissances fait ou l'orgueil des Philosophes qui ont connû Dieu & non leur misere, ou le desespoir des Athées qui connoissent leur misere sans Redempteur.
Et ainsi comme il est également de la necessité de l'homme de connoistre ce deux points, il est aussi également de la misericorde de Dieu de nous les avoir fait connoistre. La Religion Chrestienne le fait ; c'est en cela qu'elle consiste.
Qu'on examine l'ordre du monde sur cela, & qu'on voye si toutes choses ne tendent pas à l'établissement des deux chefs de cette Religion.
§ Si l'on ne se connoist plein d'orgueil d'ambition, de concupiscence, de foiblesse, de misere, & d'injustice, on est bien aveugle. et si en le connoissant on ne desire d'en estre délivré que peut-on dire d'un homme si peu raisonnable ? Que peut-on donc avoir que de l'estime pour une Religion qui connoist si bien les défauts de l'homme ; & que du desir pour la verité d'une Religion qui y promet des remedes si souhaitables ?
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Les grandeurs & les miseres de l'homme sont tellement visibles, qu'il faut necessairement que la veritable Religion nous enseigne, qu'il y a en luy quelque grand principe de grandeur, & en mesme temps quelque grand principe de misere. Car il faut que la veritable Religion connoisse à font nostre nature, c'est-à-dire qu'elle connoisse tout ce qu'elle a de grand, & tout ce qu'elle a de miserable, & la raison de l'un & de l'autre. Il faut encore qu'elle nous rende raison des étonnantes contrarietez qui s'y rencontrent. S'il y a un seul principe de tout, une seule fin de tout, il faut que la vraye Religion nous enseigne à n'adorer que luy, & a n'aimer que luy. Mais comme nous nous trouvons dans l'impuissance d'adorer ce que nous ne connoissons pas, & d'aimer autre chose que nous, il faut que la Religion qui instruit de ces devoirs nous instruise aussi de cette impuissance, & qu'elle nous en apprenne les remedes.
Il faut pour rendre l'homme heureux qu'elle luy monstre qu'il y a un Dieu, qu'on est obligé de l'aimer, que nostre veritable félicité est d'estre à luy, & nostre unique mal d'estre séparé de luy. Il faut qu'elle nous apprenne que nous sommes pleins de tenebres qui nous empéchent de le connoistre & de l'aimer, & qu'ainsi nos devoirs nous obligeant d'aimer Dieu, & nostre concupiscence nous en détournant, nous sommes pleins d'injustice. Il faut qu'elle nous rende raison de l'opposition que nous avons à Dieu & à nostre propre bien. Il faut qu'elle nous en enseigne les remedes, & les moyens d'obtenir ces remedes. Qu'on examine sur cela toutes les Religions du monde, & qu'on voye s'il y en a une autre que la Chrestïenne qui y satisfasse.
Sera-ce celle qu'enseignoient les Philosophes qui nous proposent pour tout bien un bien qui est en nous ? Est-ce là le vray bien ? Ont-ils trouvé le remede à nos maux ? Est-ce avoir guery la presomption de l'homme que de l'avoir égalé à Dieu ? Et ceux qui nous ont égalé aux bestes, & qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien ont-ils apporté remede à nos concupiscences ? Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns ; voyez celuy auquel vous ressemblez, & qui vous a fait pour l'adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à luy ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez la suivre. Et les autres disent : Baissez vos veux vers la terre, chetif ver que vous estes, & regardez les bestes dont vous estes le compagnon. Que deviendra donc l'homme ? Sera-t'il égal à Dieu ou aux bestes ? Quelle effroyable distance ! Que ferons nous donc ? Quelle Religion nous enseignera à guerir l'orgueüil, & la concupiscence ? Quelle Religion nous enseignera nostre bien, nos devoirs, les foiblesses qui nous en détournent, les remedes qui les peuvent guerir, & le moyen d'obtenir ces remedes ? Voyons ce que nous dit sur tout cela la Sagesse de Dieu, qui nous parle dans la Religion Chrestienne.
C'est en vain, ô homme, que vous cherchez dans vous-mesme le remede à vos miseres. Toutes vos lumieres ne peuvent arriver qu'à connoître que ce n'est point en vous que vous trouverez ny la verité ny le bien. Les Philosophes vous l'ont promis ; ils n'ont pû le faire. Ils ne sçavent ny quel est vostre veritable bien, ny quel est vostre veritable estat. Comment auroient-ils donné des remedes à vos maux, puis qu'ils ne les ont pas seulement connus ? Vos maladies principales sont l'orgueüil qui vous soustrait à Dieu, & la concupiscence qui vous attache à la terre ; & ils n'ont fait autre chose qu'entretenir au moins une de ces maladies. S'ils vous ont donné Dieu pour objet, ce n'a esté que pour exercer vostre orgueüil. Ils vous ont fait penser que vous luy estes semblable par vostre nature. Et ceux qui ont vû la vanité de cette prétention vous ont jetté dans l'autre précipice en vous faisant entendre que votre nature estoit pareille à celle des bestes, & vous ont porté à chercher vostre bien dans les concupiscences qui font le partage des animaux. Ce n'est pas là le moyen de vous instruire de vos injustices. N'attendez donc ny verité ny consolation des hommes. Je suis celle qui vous ay formé, & qui puis seule vous apprendre qui vous estes. Mais vous n'estes plus maintenant en l'estat où je vous ay formé. J'ay créé l'homme saint, innocent, parfait. Je l'ay remply de lumiere & d'intelligence. Je luy ay communiqué ma gloire & mes merveilles. L'oeil de l'homme voyoit alors la Majesté de Dieu. Il n'estoit pas dans les tenebres qui l'aveuglent, ny dans la mortalité, & dans les miseres qui l'affligent. Mais il n'a pû soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de luy-mesme, & indépendant de mon secours. Il s'est soustrait à ma domination : & s'égalant à moy par le desir de trouver sa félicité en luy-mesme, je l'ay abandonné à luy ; & révoltant toutes les creatures qui luy estoient soumises, je les luy ay rendu ennemies ; en sorte qu'aujourd'huy l'homme est devenu semblable aux bestes, & dans un tel éloignement de moy qu'à peine luy reste-t'il quelque lumiere confuse de son autheur, tant toutes ses connoissances ont esté éteintes ou troublées. Les sens indépendans de la raison & souvent maistres de la raison l'ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les creatures ou l'affligent ou le tentent, & dominent sur luy ou en le soumettant par leur force, ou en le charmant par leurs douceurs, ce qui est encore une domination plus terrible & plus impérieuse.
§ Voylà l'estat où les hommes sont aujourd'huy. Il leur reste quelque instinct impuissant du bon-heur de leur premiere nature ; & ils sont plongez dans les miseres de leur aveuglement & de leur consupiscence qui est devenuë leur seconde nature.
§ De ces principes que je vous ouvre vous pouvez reconnoistre la cause de tant de contrarietez qui ont étonné tous les hommes, & qui les ont partagez.
§ Observez maintenant tous les mouvemens de grandeur & de gloire que ce sentiment de tant de miseres ne peut étoufer, & voyez s'il ne faut pas que la cause en soit une autre nature.
§ Connoissez donc, superbe, quel paradoxe vous estes à vous mesme. Humiliez vous, raison impuissante ; taisez vous, nature imbecille ; apprenez que l'homme passe infiniment l'homme ; & entendez de votre Maître votre condition veritable que vous ignorez.
§ Car enfin si l'homme n'avoit jamais esté corrompû il joüiroit de la verité & de la félicité avec assurance. Et si l'homme n'avoit jamais esté que corrompu il n'auroit aucune idée ny de la verité ny de la beatitude. Mais malheureux que nous sommes, & plus que s'il n'y avoit aucune grandeur dans nostre condition, nous avons une idée du bonheur, & ne pouvons y arriver ; nous sentons une image de la verité, & ne possedons que le mensonge ; incapables d'ignorer absolument, & de sçavoir certainement ; tant il est manifeste que nous avons esté dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement tombez.
§ Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité & cette impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois en l'homme un veritable bonheur dont il ne luy reste maintenant que la marque & la trace toute vuide, qu'il effaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, en cherchant dans les choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des presentes, & que les unes & les autres sont incapables de luy donner, parceque ce gouffre infiny ne peut estre remply que par un objet infiny & immuable ?
§ Chose étonnante cependant, que le mystere le plus éloigné de nôtre connoissance qui est celuy de la transmission du peché originel soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connoissance de nous mesmes. Car il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus nôtre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui estant si éloignez de cette source semblent incapables d'y participer. Cet écoulement ne nous paroist pas seulement impossible, il nous semble mesme tres-injuste. Car qu'y a-t'il de plus contraire aux regles de nostre miserable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un peché où il paroist avoir eu si peu de part qu'il est commis six mille ans avant qu'il fust en estre ? Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystere le plus incomprehensible de tous, nous sommes incomprehensibles à nous mesmes. Le noeud de nostre condition prend ses retours & ses plis dans cet abysme. De sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystere, que ce mystere n'est inconcevable à l'homme.
§ Le péché originel est une folie devant les hommes ; mais on le donne pour tel. On ne doit donc pas reprocher le defaut de raison en cette doctrine, puis qu'on ne prétend pas que la raison y puisse atteindre. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, Quod stulrum est Dei sapientius est hominibus. Car sans cela que dira-t'on qu'est l'homme ? Tout son estat dépend de ce point imperceptible. Et comment s'en fust il apperceu par sa raison, puisque c'est une chose au dessus de sa raison ; & que sa raison bien loin de l'inventer par ses voyes, s'en éloigne quand on le luy presente ?
§ Ces deux estats d'innocence, & de corruption estant ouverts il est impossible que nous ne les reconnoissions pas.
§ Suivons nos mouvemens, observons nous nous mesmes, & voyons si nous n'y trouverons pas les caracteres vivans de ces deux natures.
§ Tant de contradictions se trouveroient elles dans un sujet simple ?
§ Cette duplicité de l'homme est si visible qu'il y en a qui ont pensé que nous avions deux ames, un sujet simple leur paroissant incapable de telles & si soudaines varietez, d'une présomption demesurée à un horrible abbatement de coeur.
§ Ainsi toutes ces contrarietez qui sembloient devoir le
plus éloigner les hommes de la connoissance d'une Religion,
sont ce qui les doit plûtost conduire à la veritable.
Pour moy j'avoüe qu'aussitost que la Religion Chrestienne
découvre ce principe que la nature des hommes est corrompüe
& deschüe de Dieu, cela ouvre les yeux à voir
par tout le caractere de cette verité. Car la nature est
telle qu'elle marque par tout un Dieu perdu, & dans l'homme,
& hors de l'homme.
Sans ces divines connoissances qu'ont pû faire les hommes,
sinon ou s'élever dans le sentiment interieur qui leur
reste de leur grandeur passée, ou s'abbatre dans la veüe
de foiblesse presente ? Car ne voyant pas la verité
entiere ils n'ont pû arriver à une parfaite vertu ;
les uns considérans la nature comme incorrompuë, les
autres comme irreparable. Ils n'ont pu fuïr ou l'orgueil,
ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices ;
puisqu'ils ne pouvoient sinon ou s'y abandonner par lascheté,
ou en sortir par l'orgueüil. Car s'ils connoissoient l'excellence
de l'homme, ils en ignoroient la corruption ; de sorte qu'ils
évitoient bien la paresse, mais ils se perdoient dans l'orgueüil.
Et s'ils reconnoissoient l'infirmité de la nature, ils
en ignoroient la dignité ; de sorte qu'ils pouvoient
bien éviter la vanité, mais c'estoit en se precipitant
dans le desespoir.
De là viennent les diverses sectes des Stoïciens &
des Epicuriens, des Dogmatistes & des Academiciens, &c.
La seule Religion Chrétienne a pû guerir ces deux
vices ; non pas en chassant l'un par l'autre par la sagesse
de la terre ; mais en chassant l'un et l'autre par la simplicité
de l'Evangile. Car elle apprend aux justes qu'elle éleve
jusqu'aà la participation de la Divinité mesme,
qu'en ce sublime estat ils portent encore la source de toute la
corruption qui les rend durant toute leur vie sujets à
l'erreur, à la misère, à la mort, au péché ;
& elle crie aux plus impies qu'ils sont capables de la grace
de leur Rédempteur. Ainsi donnant à trembler à
ceux qu'elle justifie, & consolant ceux qu'elle condamne,
elle tempere avec tant de justesse la crainte avec l'esperance
par cette double capacité qui est commune à tous
& de la grace & du peché, qu'elle abbaisse infiniment
plus que la seule raison ne peut faire, mais sans desesperer ;
& qu'elle éleve infiniment plus que l'orgueüil
de la nature, mais sans enfler ; faisant bien voir par là
qu'estant seule exempte d'erreur & de vice, il n'appartient
qu'à elle & d'instruire & de corriger les hommes.
§ Le Christianisme est étrange. Il ordonne à l'homme de reconnoïtre qu'il est vil & mesme abominable ; & il luy ordonne en mesme temps de vouloir estre semblable à Dieu. Sans un tel contrepoids cette élevation le rendroit horriblement vain, ou cet abbaissement le rendroit horriblement abject.
§ L'Incarnation monstre à l'homme la grandeur de sa misere par la grandeur du remede qu'il a fallu.
§ On ne trouve pas dans la Religion Chrestienne un abbaissement qui nous rende incapable du bien, ny une sainteté exempte du mal.
§ Il n'y a point de doctrine plus propre à l'homme que celle-là, qui l'instruit de sa double capacité de recevoir & de perdre la grace, à cause du double peril où il est toûjours exposé de desespoir ou d'orgueüil.
§ Les Philosophes ne prescrivoient point des sentimens proportionnez aux deux estats. Ils inspiroient des mouvemens de grandeur pure, & ce n'est pas l'estat de l'homme. Ils inspiroient des mouvemens de bassesse pur, & c'est aussi peu l'estat de l'homme. Il faut des mouvemens de bassesse, non d'une bassesse de nature, mais de pénitence ; non pour y demeurer, mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvemens de grandeur, mais d'une grandeur qui vienne de la grace & non du merite, & après avoir passé par la bassesse.
§ Nul n'est heureux comme un vray Chrestien, ny raisonnable, ny vertueux, ny aimable. Avec combien peu d'orgueüil un Chrestien se croit-il uny à Dieu ? Avec combien peu d'abjection s'égale-t'il aux vers de la terre ?
§ Qui peur donc refuser à ces celestes lumieres de les croire, & de les adorer ? Car n'est-t'il pas plus clair que le jour que nous sentons en nous mesmes des caracteres ineffaçables d'excellence ? Et n'est-t'il pas aussi veritable que nous éprouvons à toute heure les effets de nostre déplorable condition ? Que nous crie donc ce cahos & cette confusion monstrueuse, sinon la verité de ces deux estats, avec une voix si puissante, qu'il est impossible d'y resister ?
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CE qui détourne les hommes de croire qu'ils soient capables d'être unis à Dieu n'est autre chose que la veüe de leur bassesse. Mais s'ils l'ont bien sincere, qu'ils la suivent aussi loin que moy, & qu'ils reconnoissent que cette bassesse est telle en effet, que nous sommes par nous mesmes incapables de connoistre si sa misericorde ne peut pas nous rendre capables de luy. Car je voudrois bien sçavoir d'où cette creature qui se reconnoist si foible a le droit de mesurer la misericorde de Dieu, & d'y mettre les bornes que sa fantaisie luy suggere. L'homme sçait si peu ce que c'est que Dieu, qu'il ne sçait pas ce qu'il est luy mesme : & tout troublé de la veüe de son propre estat, il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrois luy demander si Dieu demande autre chose de luy, sinon qu'il l'aime & le connoisse ; & pourquoY il croit que Dieu ne peut se rendre connoissable & aimable à luy, puisqu'il est naturellement capable d'amour & de connoissance. Car il est sans doute qu'il connoist au moins qu'il est, & qu'il aime quelque chose. Donc s'il voit quelque chose dans les tenebres où il est, & s'il trouve quelque sujet d'amour parmy les choses de la terre, pourquoy, si Dieu luy donne quelque rayons de son essence, ne sera-t'il pas capable de le connoistre, & de l'aimer en la maniere qu'il luy plaira de se communiquer à luy ? Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnemens, quoyqu'ils paroissent fondez sur une humilité apparente qui n'est ny sincere ny raisonnable, si elle ne nous fait confesser, que ne sçachant de nous mesme qui nous sommes, nous ne pouvons l'apprendre que de Dieu
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LA derniere démarche de la raison, c'est de connoistre qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle est bien foible sii elle ne va jusques là.
§ Il faut sçavoir douter où il faut, assurer où il faut, se soûmettre où il faut. Qui ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison. Il y en a qui péchent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connoistre en demonstration ; ou en doutant de tout, manque de sçavoir où il faut se soûmettre ; ou en se soûmettant en tout, manque de sçavoir où il faut juger.
§ Si on soûmet tout à la raison, nostre Religion n'aura rien de mysterieux & de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, nostre Religion sera absurde et ridicule.
§ La raison, dit Saint Augustin, ne se soûmettroit jamais, si elle ne jugeoit qu'il y a des occasions où elle se doit soûmettre. Il est donc juste qu'elle se soûmette quand elle juge qu'elle se doit soûmette, & qu'elle ne se soûmette pas quand elle juge avec fondement qu'elle ne le doit pas faire : mais il faut prendre garde à ne se pas tromper.
§ La pieté est differente de la superstition. Pousser
la pieté jusqu'à la superstition c'est la détruire.
Les heretiques nous reprochent cette soûmission superstitieuse.
C'est faire ce qu'ils nous reprochent que d'exiger cette soûmission
dans les choses qui ne sont pas matiere de soûmission.
Il n'y a rien de si conforme à la raison que le desaveu
de la raison dans les choses qui sont de foy : & rien
de si contraire à la raison que le desaveu de la raison
dans les choses qui ne sont pas de foy. Ce sont deux excez également
dangereux, d'exclure la raison, de n'admettre que la raison.
La foy dit bien ce que les sens ne disent pas, mais jamais le contraire. Elle est au dessus, et non pas contre.
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Si j'avoy vû un miracle, disent quelques gens, je me convertirois. Ils ne parleroient pas ainsi s'ils sçavoient ce que c'est que conversion. Ils s'imaginent qu'il ne faut pour cela que reconnoistre qu'il y a un Dieu, & que l'adoration consiste à luy tenir de certains discours tels à peu prés que les payens en faisoient à leurs idoles. La conversion veritable consiste à s'anneantir devant cet Estre souverain qu'on a irrité tant de fois, & qui peut nous perdre legitimement à toute heure ; à reconnoistre qu'on ne peut rien sans luy, et qu'on n'a rien merité de luy que sa disgrace. Elle consiste à connoistre qu'il y a une opposition invincible entre Dieu & nous, & que sans un mediateur il ne peut y avoir de commerce.
§ Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement. Dieu leur donne l'amour de sa justice & la haine d'eux-mesmes. Il incline leur coeur à croire. On ne croira jamais d'une creance utile & de foy, si Dieu n'incline le coeur, & on croira dés qu'il l'inclinera. Et c'est ce que David connoissoit bien lors qu'il disoit : Inclina cor meum, Deus, in testimonia tua.
§ Ceux qui croyent sans avoir examiné les preuves de la Religion, c'est parce qu'ils ont une disposition interieure toute sainte, & que ce qu'ils entendent dire de nostre Religion y est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que luy. Ils ne veulent haïr qu'eux mesmes. Ils sentent qu'ils n'en ont pas la force, qu'ils sont incapables d'aller à Dieu ; & que si Dieu ne vient a eux, ils ne peuvent avoir aucune communication avec luy. Et ils entendent dire dans nostre Religion qu'il ne faut aimer que Dieu, & ne haïr que soy-mesme ; mais qu'estans tous corrompus & incapables de Dieu, Dieu s'est fait homme pour s'unir à nous. Il n'en faut pas d'avantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le coeur, & cette connoissance de leur devoir & de leur incapacité.
§ Ceux que nous voyons Chrêtiens sans la connoissance
des propheties & des preuves, ne laissent pas d'en juger aussi
bien que ceux qui ont cette connoissance. Ils en jugent par le
coeur, comme les autres en jugent par l'esprit. C'est Dieu luy-mesme
qui les incline à croire, & ainsi ils sont tres efficacement
persuadez.
J'avoüe bien qu'un de ces Chrêtiens qui croyent sans
preuves n'aura peut-estre pas de quoy convaincre un infidelle
qui en dira autant de foy. Mais ceux qui sçavent les preuves
de la religion prouveront sans difficulté que ce fidelle
est veritablement inspiré de Dieu, quoyqu'il ne pust le
prouver luy-mesme.
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Presque tout ce qui est contenu dans ce chapitre ne regarde que certaines sortes de personnes qui n'estant pas convaincuës des preuves de la Religion, & encore moins des raisons des Athées, demeurent dans un estat de suspension entre la foy & l'infidelité. L'autheur prétend seulement leur montrer par leurs propres principes, & par les simples lumieres de la raison, qu'ils doivent juger qu'il leur est avantageux de croire, & que ce seroit le party qu'ils devroient prendre, si ce choix dépendoit de leur volonté. D'où il s'ensuit qu'au moins en attendant qu'ils ayent trouvé la lumiere necessaire pour se convaincre de la verité, ils doivent faire tout ce qui les y peut disposer, & se degager de tous les empeschemens qui les détournent de cette foy, qui sont principalement les passions & les vains amusemens.
L'Unité jointe à l'infiny ne l'augmente de rien,
non plus qu'un pied à une mesure infinie. Le finy s'anneantit
en presence de l'infiny, & devient un pur neant. Ainsi nostre
esprit devant Dieu ; ainsi nostre justice devant la justice
divine.
Il n'y a pas si grande disproportion entre l'unité &
l'infiny, qu'entre nostre justice et celle de Dieu.
§ Nous connoissons qu'il y a un infiny, & ignorons sa
nature. Comme, par exemple, nous sçavons qu'il est faux
que les nombres soient finis. Donc il est vray qu'il y a un infiny
en nombre. Mais nous ne sçavons ce qu'il est. Il est faux
qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair ; car en ajoûtant
l'unité il ne change point de nature. Ainsi on peut bien
connoistre qu'il y a un Dieu sans sçavoir ce qu'il est :
& vous ne devez pas conclure qu'il n'y a point de Dieu de
ce que nous ne connoissons pas parfaittement sa nature.
Je ne me serviray pas, pour vous convaincre de son existence,
de la foy par laquelle nous la connoissons certainement, ny de
toutes les autres preuves que nous en avons, puisque vous ne les
voulez pas recevoir. Je ne veux agir avec vous que par vos principes
mesmes ; & je prétends vous faire voir par la
maniere dont vous raisonnez tous les jours sur les choses de la
moindre consequence, de quelle sorte vous devez raisonner en celle-cy,
& quel party vous devez prendre dans la décision de
cette importante question de l'existence de Dieu. Vous dites donc
que nous sommes incapables de connoistre s'il y a un Dieu. Cependant
il est certain que Dieu est, ou qu'il n'est pas : il n'y
a point de milieu. Mais de quel costé pancherons nous ?
La raison, dites vous, n'y peut rien déterminer. Il y a
un cahos infiny qui nous sépare. Il se joüe un jeu
à cette distance infinie, où il arrivera croix ou
pile. Que gagerez vous ? Par raison vous ne pouvez assurer
ny l'un ny l'autre ; par raison vous ne pouvez nier aucun
des deux.
Ne blasmez donc pas de fausseté ceux qui ont fait un choix ;
car vous ne sçavez pas s'ils ont tort, & s'ils ont
mal choisy. Non, direz vous ; mais je les blasmeray d'avoir
fait non ce choix, mais un choix : & celuy qui prend
croix, & celuy qui prend pile ont tous deux tort : le
juste est de ne point parier.
Ouy ; mais il faut parier ; cela n'est pas volontaire ;
vous estes embarqué ; & ne parier point que Dieu
est, c'est parier qu'il n'est pas. Lequel prendrez vous donc ?
Pesons le gain & la perte en prenant le party de croire que
Dieu est. Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez,
vous ne perdez rien. Pariez donc qu'il est sans hesiter. Oüy
il faut gager. Mais je gage peut-estre trop. Voyons : puis
qu'il y a pareil hazard de gain & de perte, quand vous n'auriez
que deux vies à gagner, pour une, vous pourriez encore
gager. Et s'il y en avoit dix à gagner, vous seriez imprudent
de na pas hasardez vostre vie pour en gagner dix à un jeu
où il y a pareil hasard de perte & de gain. Mais il
y a icy une infinité de vies infiniment heureuses à
gagner avec pareil hazard de perte & de gain ; &
ce que vous joüez est si peu de chose, & de si peu de
durée qu'il y a de la folie à le ménager
en cette occasion.
Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si on gagnera,
& qu'il est certain qu'on hazarde ; & que l'infinie
distance qui est entre la certitude de ce qu'on expose & l'incertitude
de ce que l'on gagnera égale le bien finy qu'on expose
certainement à l'infiny qui est incertain. Cela n'est pas
ainsi : tout joüeur hasarde avec certitude pour gagner
avec incertitude ; & neanmoins il hazarde certainement
le finy pour gagner incertainement le finy, sans pécher
contre la raison. Il n'y a pas infinité de distance entre
cette certitude de ce qu'on expose, & l'incertitude du gain ;
cela est faux. Il y a à la verité infinité
entre la certitude de gagner & la certitude de perdre. Mais
l'incertitude de gagner est proportionnée à la certitude
de ce qu'on hazarde selon la proportion des hazards de gain &
de perte : & de là vient que s'il y a autant de
hazards d'un costé que de l'autre, le party est à
joüer égal contre égal ; & alors la
certitude de ce qu'on expose est égale à l'incertitude
du gain, tant s'en faut qu'elle en soit infiniment distante. Et
ainsi nostre proposition est dans une force infinie, quand il
n'y a que le finy à hazarder à un jeu où
il y a pareils hazards de gain que de perte, & l'infiny à
gagner. cela est démonstratif, & si les hommes sont
capables de quelques veritez ils le doivent estre de celle là.
Je le confesse, je l'avoüe. Mais encore n'y auroit-il point
de moyen de voir un peu plus clair ? Oüy, par le moyen
de l'Ecriture, & par toutes les autres preuves de la Religion
qui sont infinies.
Ceux qui esperent leur salut, direz vous, sont heureux en cela.
Mais ils ont pour contrepoids la crainte de l'enfer.
Mais qui a plus sujet de craindre l'enfer, ou celuy qui est dans
l'ignorance s'il y a un enfer, & dans la certitude de damnation
s'il y en a ; ou celuy qui est dans une certaine persuasion
qu'il y a un enfer, & dans l'esperance d'estre sauvé
s'il est ?
Quiconque n'ayant plus que huit jours à vivre ne jugeroit
pas que le party est de croire que tout cela n'est pas un coup
de hazard, auroit entierement perdu l'esprit. Or si les passions
ne nous tenoient point, huit jours & cent ans sont une mesme
chose.
Quel mal vous arrivera-t'il en prenant ce party ? Vous serez
fidelle, nonneste, humble, reconnoissant, bien-faisant, sincere,
veritable. A la verité vous ne serez point dans les plaisirs
empestez, dans la gloire, dans les delices. Mais n'en aurez vous
point d'autres ? Je vous dis que vous gagnerez en cette vie ;
& qu'à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous
verrez tant de certitude du gain, & tant de neant dans ce
que vous hazardez, que vous connoistrez à la fin que vous
avez parié pour une chose certaine et infinie, & que
vous n'avez rien donné pour l'obtenir.
Vous dittes que vous estes fait de telle sorte que vous ne sçauriez
croire. Apprenez au moins vostre impuissance à croire,
puisque la raison vous y porte, & que neanmoins vous ne le
pouvez. Travaillez donc à vous convaincre, non pas par
l'augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de
vos passions. Vous voulez aller à la foy, & vous n'en
sçavez pas le chemin : vous voulez vous guerir de
l'infidelité, & vous en demandez les remedes :
apprenez les de ceux qui ont esté tels que vous, &
qui n'ont presentement aucun doute. Ils sçavent ce chemin
que vous voudriez suivre, & ils sont gueris d'un mal dont
vous voulez guerir. Suivez la maniere par où ils ont commencé ;
imitez leurs actions exterieures, si vous ne pouvez encore entrer
dans leurs dispositions interieures ; quittez ces vains amusements
qui vous occupent tout entier.
J'aurois bientost quitté ces plaisirs, dittes vous, si
j'avois la foy. Et moy je vous dis que vous auriez bientost la
foy si vous aviez quitté ces plaisirs. Or c'est à
vous à commencer. Si je pouvois je vous donnerois la foy :
je ne le puis, ny par consequent éprouver la verité
de ce que vous dites : mais vous pouvez bien quitter ces
plaisirs, & éprouver si ce que je dis est vray.
§ Il ne faut pas se méconnoistre ; nous sommes corps autant qu'esprit : & de là vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas seule démonstration. Combien y a-t'il peu de choses démonstrées ? Les preuves ne convainquent que l'esprit. La coustume fait nos preuves les plus fortes. Elle incline les sens qui entraisnent l'esprit sans qu'il y pense. Qui a démonstré qu'il fera demain jour, & que nous mourrons ; & qu'y a-t'il de plus universellement crû ? C'est donc la coustume qui nous en persuade ; c'est elle qui fait tant de Turcs, & de Payens ; c'est elle qui fait les mestiers, les soldats, &c. Il est vray qu'il ne faut pas commencer par elle pour trouver la verité ; mais il faut avoir recours à elle, quand une fois l'esprit a vû où est la verité ; afin de nous abbreuver & de nous teindre de cette creance qui nous échappe à toute heure ; car d'en avoir toûjours les preuves presentes c'est trop d'affaire. Il faut acquerir une creance plus facile qui est celle de l'habitude, qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses, & incline toutes nos puissances à cette creance, en sorte que nostre ame y tombe naturellement. Ce n'est pas assez de ne croire que par la force de la conviction, si les sens nous portent à croire le contraire. Il faut donc faire marcher nos deux pieces ensemble ; l'esprit, par les raisons qu'il suffit d'avoir veües une fois dans sa vie ; & les sens, par la coustume, & en ne leur permettant pas de s'incliner au contraire.
Table des matières Chapitre précédent Chapitre suivant
En voyant l'aveuglement & la misere de l'homme, & ces
contrarietez étonnantes qui le découvrent dans sa
nature, & regardant tout l'univers müet, & l'homme
sans lumiere, abandonné à luy mesme, & comme
égaré dans ce recoin de l'univers, sans sçavoir
qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en
mourant ; j'entre en effroy comme un homme qu'on auroit porté
endormy dans une isle deserte & effroyable, & qui s'éveilleroit
sans connoistre où il est, & sans avoir aucun moyen
d'en sortir. Et sur cela j'admire comment on n'entre pas en desespoir
d'un si miserable estat. Je vois d'autres personnes auprés
de moy de semblable nature. Je leur demande s'ils sont mieux instruits
que moy, & ils me disent que non. Et sur cela ces miserables
égarez ayant regardé autour d'eux, & ayant vû
quelques objets plaisants s'y sont donnez, & s'y sont attachez.
Pour moy je n'ay pû m'y arrester, ny me reposer dans la
societé de ces personnes semblables à moy, miserables
comme moy, impuissantes comme moy. Je vois qu'ils ne m'aideroient
pas à mourir : je mourray seul : il faut donc
faire comme si j'estois seul : or si j'estois seul, je ne
bastirois pas des maisons, je ne m'embarrasserois point dans des
occupations tumultuaires, je ne chercherois l'estime de personne,
mais je tâcherois seulement de découvrir la verité.
Ainsi considerant combien il y a d'apparence qu'il y a autre chose
que ce que je vois, j'ay recherché si ce Dieu dont tout
le monde parle n'auroit point laissé quelques marques de
luy. Je regarde de toutes parts, & ne vois partout qu'obscurité.
La nature ne m'offre rien qui ne sois matiere de doute & d'inquietude.
Si je n'y voyois rien qui marquast une divinité, je me
déterminerois à n'en rien croire. Si je voyois par
tout les marques d'un Createur, je reposerois en paix dans la
foy. Mais voyant trop pour nier, & trop peu pour m'assurer,
je suis dans un estat à plaindre, & où j'ay
souhaitté cent fois que si un Dieu soûtient la nature,
elle me marquast sans équivoque, & que si les marques
qu'elle en donne sont trompeuses elle les supprimast tout à
fait ; qu'elle dist tout, ou rien ; afin que je visse
quel party je dois suivre. Au lieu qu'en l'estat où je
suis, ignorant ce que je suis, & ce que je dois faire, je
ne connois ny ma condition, ny mon devoir. Mon coeur tend tout
entier à connoistre où est le vray bien pour le
suivre. Rien ne me seroit trop cher pour cela.
Je vois des multitudes de Religions en plusieurs endroits du monde,
& dans tous les temps. Mais elles n'ont ny morale qui ne puisse
plaire, ny preuves capables de m'arrester. Et ainsi j'aurois refusé
également la Religion de Mahomet, & celle de la Chine,
& celle des anciens Romains, & celle des Egyptiens, par
cette seule raison, que l'une n'ayant pas plus de marques de verité
que l'autre, ny rien qui détermine, la raison ne peut pancher
plustost vers l'une que vers l'autre.
Mais en considerant ainsi cette inconstante & bizarre varieté
de moeurs & de creances dans les divers temps, je trouve en
une petite partie du monde un peuple particulier séparé
de tous les autres peuples de la terre, & dont les histoires
précedent de plusieurs siecles les plus anciennes que nous
ayons.
Je trouve donc ce peuple grand & nombreux, qui adore un seul
Dieu, & qui se conduit par une loy qu'ils disent tenir de
sa main. Ils soûtiennent qu'ils sont les seuls du monde
ausquels Dieu a revelé ses mysteres ; que tous les
hommes sont corrompus & dans la disgrace de Dieu ; qu'ils
sont tous abandonnez à leur sens & à leur propre
esprit ; & que de là viennent les étranges
égaremens, & les changemens continuels qui arrivent
entr'eux, & de Religion, & de coustume ; au lieu
qu'eux demeurent inébranlables dans leur conduitte ;
mais que Dieu ne laissera pas eternellement les autres peuples
dans ces tenebres ; qu'il viendra un liberateur pour tous ;
qu'ils sont au monde pour l'annoncer ; qu'ils sont formez
exprés pour estre les heraults de ce grand avénement,
& pour appeler tous les peuples à s'unir à eux
dans l'attente de ce liberateur.
La rencontre m'étonne, & me semble digne d'une extrême
attention par quantité de choses admirables & singulieres
qui y paroissent.
C'est un peuple tout composé de freres ; & au
lieu que tous les autres sont formez de l'assemblage d'une infinité
de familles, celuy-cy, quoyque si étrangement abondant,
est tout sorty d'un seul homme ; & estant ainsi une mesme
chair & membres les uns des autres, ils composent une puissance
extrême d'une seule famille. Cela est unique.
Ce peuple est le plus ancien qui soit dans la connoissance des
hommes ; ce qui me semble luy devoir attirer une veneration
particuliere, & principalement dans la recherche que nous
faisons ; puisque si Dieu s'est de tout temps communiqué
aux hommes, c'est à ceux-cy qu'il faut recourir pour en
sçavoir la tradition.
Ce peuple n'est pas seulement considerable par son antiquité,
mais il est encore singulier en sa durée, qui a toûjours
continué depuis son origine jusqu'à maintenant ;
car au lieu que les peuples de Grece, d'Italie, de Lacedemone,
d'Athenes, de Rome, & les autres qui sont venus si long-temps
aprés ont finy il y a long-temps, ceux-cy subsistent toûjours ;
& malgré les entreprises de tant de puissans Roys qui
ont cent fois essayé de les faire perir, comme les historiens
le témoignent, & comme il est aisé de le juger
par l'ordre naturel des choses, pendant un si long espace d'années
ils se sont toûjours conservez ; & s'étendant
depuis les premiers temps jusqu'aux derniers, leur histoire enferme
dans sa durée celle de toute nos histoires.
La loy par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble
la plus ancienne loy du monde, la plus parfaite, & la seule
qui ait toûjours esté gardée sans interruption
dans un Estat. C'est ce que Philon Juif monstre en divers lieux,
& Josephe admirablement contre Appion, où il fait voir
qu'elle est si ancienne, que le nom mesme de loy n'a esté
connû des plus anciens que plus de mille ans aprés ;
en sorte qu'Homere qui a parlé de tant de peuples ne s'en
est jamais servy. Et il est aisé de juger de la perfection
de cette loy par sa simple lecture, où l'on voit qu'on
y a pourvû à toutes choses avec tant de sagesse,
tant d'équité, tant de jugement, que les plus anciens
Legislateurs Grecs & Romains en ayant quelque lumiere en ont
emprunté leurs principales loix ; ce qui paroist par
celles qu'ils appellent des douze tables, & par les autres
preuves que Josephe en donne.
Mais cette loy est en mesme temps la plus severe & la plus
rigoureuse de toutes, obligeant ce peuple pour le retenir dans
son devoir à mille observations particulieres & penibles
sur peine de la vie. De sorte que c'est une chose étonnante
qu'elle se soit toûjours conservée durant tant de
siecles parmy un peuple rebelle & impatient comme celuy-cy ;
pendant que tous les autres Estats ont changé de temps
en temps leurs loix, quoyque tout autrement faciles à observer.
§ Ce peuple est encore admirable en sincerité. Ils gardent avec amour et fidelité le livre où Moyse déclare qu'ils ont toûjours esté ingrats envers Dieu, & qu'il sçait qu'ils le seront encore plus aprés sa mort ; mais qu'il appelle le ciel & la terre à témoins contr'eux qu'il le leur a assez dit : qu'enfin Dieu s'irritant contr'eux les dispersera par tous les peuples de la terre : comme ils l'ont irrité en adorant des dieux qui n'estoient point leurs Dieux, il les irritera en appellant un peuple qui n'estoit point son peuple.
§ Au reste je ne trouve aucun sujet de douter de la verité du livre qui contient toutes ces choses. Car il y a bien de la différence entre un livre que fait un particulier, & qu'il jette parmy le peuple, & un livre qui fait luy-mesme un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le peuple.
§ C'est un livre fait par des autheurs contemporains. Toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte, comme les livres des Sybilles, & de Trismegiste, & tant d'autres qui ont eu credit au monde, & se trouvent faux dans la suite des temps. Mais il n'en est pas de mesme des autheurs contemporains.....
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L'homme est visiblement fait pour penser, c'est toute sa dignité, & tout son mérite. Tout son devoir est de penser comme il faut ; & l'ordre de la pensée est de commencer par soy, par son autheur, & sa fin. Cependant à quoy pense-t'on dans le monde ? Jamais à cela ; mais à se divertir, à devenir riche, à aquerir de la reputation, à se faire Roy, sans penser à ce que c'est que d'estre Roy, & d'estre homme.
§ La pensée de l'homme est une chose admirable par sa nature. Il falloit qu'elle eust d'étranges défauts pour estre méprisable. Mais elle en a de tels que rien n'est plus ridicule. Qu'elle est grande par sa nature ! Qu'elle est basse par ses défauts !
§ S'il y a un Dieu il ne faut aimer que luy, & non les creatures. Le raisonnement des impies dans le livre de la Sagesse n'est fondé que sur ce qu'ils se persuadent qu'il n'y a point de Dieu. Cela posé, disent-ils, joüissons donc des creatures. Mais s'ils eussent sceu qu'il y avoit un Dieu ils eussent conclû tout le contraire. Et c'est la conclusion des sages : Il y a un Dieu : ne joüissons donc pas des creatures. Donc tout ce qui nous incite à nous attacher à la creature est mauvais ; puisque cela nous empesche ou de servir Dieu si nous le connoissons, ou de le chercher si nous l'ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence. Dons nous sommes pleins de mal. Donc nous devons nous haïr nous mesmes, & tout ce qui nous attache à autre chose qu'à Dieu seul.
§ Quand nous voulons penser à Dieu, combien sentons nous de choses qui nous en détournent, & qui nous tentent de penser ailleurs ? Tout cela est mauvais, & mesme né avec nous.
§ Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables, & avec quelque connoissance de nous mesmes & des autres, nous n'aurions point cette inclination. Nous naissons pourtant avec elle. Nous naissons donc injustes. Car chacun tend à soy. Cela est contre tout ordre. Il faut tendre au general. Et la pente vers soy est le commencement de tout desordre en guerre, en police, en oeconomie, &c.
§ Si les membres des communautez naturelles & civiles tendent au bien du corps, les communautez elles mesmes doivent tendre à un autre corps plus general.
§ Quiconque ne hait point en soy cet amour propre, &
cet instinct qui le porte à se mettre au dessus de tout,
est bien aveugle ; puisque rien n'est si opposé à
la justice & à la verité. Car il est faux que
nous meritions cela ; & il est injuste & impossible
d'y arriver, puisque tous demandent la mesme chose. C'est donc
une manifeste injustice où nous sommes nez, dont nous ne
pouvons nous deffaire, & dont il faut nous deffaire.
Cependant nulle autre Religion que la Chestienne n'a remarqué
que ce fust un peché, ny que nous y fussions nez, ny que
nous fussions obligez d'y resister, ny n'a pensé à
nous en donner les remedes.
§ Il y a une guerre intestine dans l'homme entre raison & les passions. Il pourroit jouïr de quelque paix s'il n'avoit que lma raison sans passions, ou s'il n'avoit que les passions sans raison. Mais ayant l'un & l'autre, il ne peut estre sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l'un qu'il ne soit en guerre avec l'autre. Ainsi il est toûjours divisé & contraire à luy mesme.
§ Si c'est un aveuglement qui n'est pas naturel de vivre sans chercher ce qu'on est, c'en est un encore bien plus terrible de vivre mal en croyant Dieu. Tous les hommes presque sont dans l'un ou dans l'autre de ces deux aveuglemens.
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Dieu voulant faire paroistre qu'il pouvoit former un peuple saint d'une sainteté invisible, & le remplir d'une gloire eternelle, a fait dans les biens de la nature ce qu'il devoit faire dans ceux de la grace ; afin qu'on jugeast qu'il pouvoit faire les choses invisibles, puisqu'il faisoit bien les visibles.
Il a donc sauvé son peuple du deluge en la personne de Noé, il l'a fait naistre d'Abraham, il l'a rachetté d'entre ses ennemis, & l'a mis dans le repos.
L'objet de Dieu n'estoit pas de sauver du deluge, & de faire naistre tout un peuple d'Abraham simplement pour l'introduire dans une terre abondante. Mais comme la nature est une image de la grace, aussi ces miracles visibles sont les images des invisibles qu'il vouloit faire.
§ Une autre raison pour laquelle il a formé le peuple Juif, c'est qu'ayant dessein de priver les siens des biens charnels & perrissables, il vouloit monstrer par tant de miracles, que ce n'estoit pas par impuissance.
§ Ce peuple estoit plongé dans ces pensées terrestres ; que Dieu aimoit leur pere Abraham, sa chair, & ce qui en sortiroit ; & que c'estoit pour cela qu'il les avoit multipliez, & distinguez de tous les autres peuples, sans souffrir qu'ils s'y mélasse ; qu'il les avoit retirez de l'Egypte avec tous ces grands signes qu'il fit en leur faveur ; qu'il les avoit nourris de la manne dans le desert, qu'il les avoit menez dans une terre heureuse & abondante ; qu'il leur avoit donné des Roys, & un temple bien basty, pour y offrir des bestes, & pour y estre purifiez par l'effusion de leur sang ; & qu'il leur devoit envoyer le Messie pour les rendre maistres de tout le monde.
§ Les Juifs estoient accoustumez aux grands & éclatans miracles ; & n'ayant regardé les grands coups de la mer rouge & la terre de Chanaan que comme un abregé des grandes choses de leur Messie, ils attendoient de luy encore des choses plus éclattantes, & dont tout ce qu'avoit fait Moyse ne fust que l'échantillon.
§ Ayant donc vieilly dans ces erreurs charnelles, JESUS-CHRIST est venu dans le temps prédit, mais non pas dans l'éclat attendu ; & ainsi ils n'ont pas pensé que ce fust luy. Apres sa mort Saint Paul est venu apprendre aux hommes que toutes ces choses estoient arrivées en figures ; que le Royaume de Dieu n'estoit pas dans la chair, mais dans l'esprit ; que les ennemis des hommes n'étoient pas les Babiloniens, mais leurs passions ; que Dieu ne se plaisoit pas aux temples faits de la main des hommes, mais en un coeur pur & humilié ; que la circoncision du corps estoit inutile, mais qu'il falloit celle du coeur, &c.
§ Dieu n'ayant pas voulu découvrir ces choses à ce peuple qui en estoit indigne, & ayant voulu neanmoins les prédire afin qu'elles fussent cruës, en avoit prédit le temps clairement, & les avoit mesme quelquefois exprimées clairement, mais ordinairement en figures ; afin que ceux qui aimoient les choses & figurantes s'y arrestassent, & que ceux qui aimoient les figurées, les y vissent. C'est ce qui a fait qu'au temps du Messie les peuples se sont partagez : les spirituels l'ont reçû ; & les charnels qui l'ont rejetté, sont demeurez pour luy servir de témoins.
§ Les Juifs charnels n'entendoient ny la grandeur ny l'abaissement du Messie prédit dans leurs prophéties. Ils l'ont méconnu dans sa grandeur, comme quand il est dit, que le Messie sera Seigneur de David quoyque son fils, qu'il est devant Abraham, & qu'il l'a vû. Ils ne le croyoient pas si grand qu'il fust de toute éternité. Et ils l'ont méconnu de mesme dans son abbaissement & dans sa mort. Le Messie disoient-ils, demeure éternellement, & celuy-cy dit qu'il mourra. Ils ne le croyoient donc ny mortel ny éternel : ils ne cherchoient en luy qu'une grandeur charnelle.
§ Ils ont tant aimé les choses figurantes, & les ont si uniquement attendües qu'ils ont méconnu la realité quand elle est venüe dans le temps & en la maniere prédite.
§ Ceux qui ont peine à croire en cherchent un sujet en ce que les Juifs ne croyent pas. Si cela estoit si clair, dit-on, pourquoy ne croyoient-ils pas ? Mais c'est leur refus mesme qui le fondement de nostre creance. Nous y serions bien moins disposez s'ils estoient des nostres. Nous aurions alors un bien plus ample pretexte d'incredulité, & de défiance. Cela est admirable de voir les Juifs grands amateurs des choses prédites, & grands ennemis de l'accomplissement, & que cette aversion mesme ait esté prédite.
§ Il falloit que pour donner foy au Messie, il y eust eu des propheties precedentes, & qu'elles fussent portées par des gens non suspects, & d'une diligence, d'une fidelité, & d'un zele extraordinaire, & connû de toute la terre.
Pour faire reussir tout cela, Dieu a choisy ce peuple charnel, auquel il a mis en depost les propheties qui prédisent le Messie comme liberateur, & dispensateur des biens charnels que ce peuple aimoit ; & ainsi il a eu une ardeur extraordinaire pour ses Prophetes, & a porté à la veüe de tout le monde ces livres où le Messie est prédit, assurant toutes les nations qu'il devoit venir, & en la maniere prédite dans leurs livres qu'ils tenoient ouverts à tout le monde. Mais estant déçûs par l'avenement ignomineux & pauvre du Messie, ils ont esté ses plus grands ennemis. De sorte que voila le peuple du monde le moins suspect de nous favoriser, qui fait pour nous, & qui par le zele qu'il a pour sa foy & pour ses Prophetes, porte & conserve avec une exactitude incorruptible & sa condamnation & nos preuves.
§ Ceux qui ont rejetté & crucifié JESUS-CHRIST qui leur a esté en scandale, sont ceux qui portent les livres qui témoignent de luy, & qui disent qu'il sera rejetté & en scandale. Ainsi ils ont marqué que c'estoit luy en le refusant : & il a esté également prouvé & par les Juifs justes qui l'ont reçû, & par les injustes qui l'ont rejetté, l'un & l'autre ayant esté prédit.