avant table apres     DIDEROT - Les Bijoux indiscrets


CHAPITRE XIV
EXPÉRIENCES D'ORCOTOME.

C'était le quinze de la lune de... qu'Orcotome avait lu son mémoire à l'académie et communiqué ses idées sur le caquet des bijoux. Comme il y annonçait de la manière la plus assurée des expériences infaillibles, répétées plusieurs fois, et toujours avec succès, le grand nombre en fut ébloui. Le public conserva quelque temps les impressions favorables qu'il avait reçues, et Ortocome passa pendant six semaines entières pour avoir fait d'assez belles découvertes.

Il n'était question, pour achever son triomphe, que de répéter en présence de l'académie les fameuses expériences qu'il avait tant prônées. L'assemblée convoquée à ce sujet fut des plus brillantes. Les ministres s'y rendirent : le sultan même ne dédaigna pas de s'y trouver ; mais il garda l'invisible.

Comme Mangogul était grand faiseur de monologues, et que la futilité des conversations de son temps l'avait entiché de l'habitude du soliloque : « Il faut, disait-il en lui-même, qu'Orcotome soit un fieffé charlatan, ou le génie, mon protecteur, un grand sot. Si l'académicien, qui n'est assurément pas un sorcier, peut rendre la parole à des bijoux morts, le génie qui me protège avait grand tort de faire un pacte et de donner son âme au diable pour la communiquer à des bijoux pleins de vie. »

Mangogul s'embarrassait dans ces réflexions lorsqu'il se trouva dans le milieu de son académie. Orcotome eut, comme on voit, pour spectateurs, tout ce qu'il y avait à. Banza de gens éclairés sur la matière des bijoux. Pour être content de son auditoire, il ne lui manqua que de le contenter : mais le succès de ses expériences fut des plus malheureux. Orcotome prenait un bijou, y appliquait la bouche, soufflait à perte d'haleine, le quittait, le reprenait, en essayait un autre, car il en avait apporté de tout âge, de toute grandeur, de tout état, de toute couleur ; mais il avait beau souffler, on n'entendait que des sons inarticulés et fort différents de ceux qu'il promettait.

Il se fit alors un murmure qui le déconcerta pour un moment, mais il se remit et allégua que de pareilles expériences ne se faisaient pas aisément devant un si grand nombre de personnes ; et il avait raison.

Mangogul indigné se leva, partit, et reparut en un clin d'oeil chez la sultane favorite.

« Eh bien ! prince, lui dit-elle en l'apercevant, qui l'emporte de vous ou d'Orcotome ? car ses bijoux ont fait merveille, il n'en faut pas douter. »

Le sultan fit quelques tours en long et en large, sans lui répondre.

« Mais, reprit la favorite, Votre Hautesse me paraît mécontente.

­ Ah ! madame, répliqua le sultan, la hardiesse de cet Orcotome est incomparable. Qu'on ne m'en parle plus... Que direz-vous, races futures, lorsque vous apprendrez que le grand Mangogul faisait cent mille écus de pension à de pareilles gens, tandis que de braves officiers qui avaient arrosé de leur sang les lauriers qui lui ceignaient le front, étaient réduits à quatre cents livres de rente ?... Ah ! ventrebleu, j'enrage ! J'ai pris de l'humeur pour un mois. »

En cet endroit Mangogul se tut, et continua de se promener dans

l'appartement de la favorite. Il avait la tête baissée ; il allait, venait, s'arrêtait et frappait de temps en temps du pied. Il s'assit un instant, se leva brusquement, prit congé de Mirzoza, oublia de la baiser, et se retira dans son appartement.

L'auteur africain qui s'est immortalisé par l'histoire des hauts et merveilleux faits d'Erguebzed et de Mangogul, continue en ces termes :

À la mauvaise humeur de Mangogul, on crut qu'il allait bannir tous les savants de son royaume. Point du tout. Le lendemain il se leva gai, fit une course de bague dans la matinée, soupa le soir avec ses favoris et la Mirzoza sous une magnifique tente dressée dans les jardins du sérail, et ne parut jamais moins occupé d'affaires d'État.

Les esprits chagrins, les frondeurs du Congo et les nouvellistes de Banza ne manquèrent pas de reprendre cette conduite. Et que ne reprennent pas ces gens-là ? Est-ce là, disaient-ils dans les promenades et les cafés, est-ce là gouverner un État ! avoir la lance au poing tout le jour, et passer les nuits à table !

­ « Ah ! si j'étais sultan, » s'écriait un petit sénateur ruiné par le jeu, séparé d'avec sa femme, et dont les enfants avaient la plus mauvaise éducation du monde : « si j'étais sultan, je rendrais le Congo bien autrement florissant. Je voudrais être la terreur de mes ennemis et l'amour de mes sujets. En moins de six mois, je remettrais en vigueur la police, les lois, l'art militaire et la marine. J'aurais cent vaisseaux de haut bord. Nos landes seraient bientôt défrichées, et nos grands chemins réparés. J'abolirais ou du moins je diminuerais de moitié les impôts. Pour les pensions, messieurs les beaux esprits, vous n'en tâteriez, ma foi, que d'une dent. De bons officiers, Pongo Sabiam ! de bons officiers, de vieux soldats, des magistrats comme nous autres, qui consacrons nos travaux et nos veilles à rendre aux peuples la justice : voilà les hommes sur qui je répandrais mes bienfaits.

­ Ne vous souvient-il plus, messieurs, ajoutait d'un ton capable un vieux politique édenté, en cheveux plats, en pourpoint percé par le coude, et en manchettes déchirées, de notre grand empereur Abdelmalec, de la dynastie des Abyssins, qui régnait il y a deux mille trois cent octante et cinq ans ? Ne vous souvient-il plus comme quoi il fit empaler deux astronomes, pour s'être mécomptés de trois minutes dans la prédiction d'une éclipse, et disséquer tout vif son chirurgien et son premier médecin, pour lui avoir ordonné de la manne à contretemps ?

­ Et puis je vous demande, continuait un autre, à quoi bon tous ces brahmines oisifs, cette vermine qu'on engraisse de notre sang ? Les richesses immenses dont ils regorgent ne conviendraient-elles pas mieux à d'honnêtes gens comme nous ? »

On entendait d'un autre côté : « Connaissait-on, il y a quarante ans, la nouvelle cuisine et les liqueurs de Lorraine ? on s'est précipité dans un luxe qui annonce la destruction prochaine de l'empire, suite nécessaire du mépris des Pagodes et de la dissolution des moeurs. Dans le temps qu'on ne mangeait à la table du grand Kanoglou que de grosses viandes, et que l'on n'y buvait que du sorbet, quel cas aurait-on fait des découpures, des vernis de Martin, et de la musique de Rameau ? Les filles d'Opéra n'étaient pas plus inhumaines que de nos jours ; mais on les avait à bien meilleur prix. Le prince, voyez-vous, gâte bien des choses. Ah ! si j'étais sultan !

­ Si tu étais sultan, répondit vivement un vieux militaire qui était échappé aux dangers de la bataille de Fontenoi, et qui avait perdu un bras à côté de son prince à la journée de Lawfelt, tu ferais plus de sottises encore que tu n'en débites. Eh ! mon ami, tu ne peux modérer ta langue, et tu veux régir un empire ! tu n'as pas l'esprit de gouverner ta famille, et tu te mêles de régler l'État ! Tais-toi, malheureux. Respecte les puissances de la terre, et remercie les dieux de t'avoir donné la naissance dans l'empire et sous le règne d'un prince dont la prudence éclaire ses ministres, et dont le soldat admire la valeur ; qui s'est fait redouter de ses ennemis et chérir de ses peuples, et à qui l'on ne peut reprocher que la modé ration avec laquelle tes semblables sont traités sous son gouvernement. »


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