avant table apres     DIDEROT - Les Bijoux indiscrets


CHAPITRE LI
VINGT-HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.
OLYMPIA.

Madame, réjouissez-vous, dit Mangogul en entrant chez la favorite. Je vous apporte une nouvelle agréable. Les bijoux sont de petits fous qui ne savent ce qu'ils disent. La bague de Cucufa peut les faire parler, mais non leur arracher la vérité.

­ Et comment Votre Hautesse les a-t-elle surpris en mensonge ? demanda la favorite.

­ Vous l'allez savoir, répondit le sultan. Sélim vous avait promis toutes ses aventures ; et vous ne doutez point qu'il ne vous ait tenu parole. Eh bien ! je viens de consulter un bijou qui l'accuse d'une méchanceté qu'il ne vous a pas confessée, qu'assurément il n'a point eue, et qui même n'est pas de son caractère. Tyranniser une jolie femme, la mettre à contribution sous peine d'exécution militaire, reconnaissez-vous là Sélim ?

­ Eh ! pourquoi non, seigneur ? répliqua la favorite. Il n'y a point de malice dont Sélim n'ait été capable ; et s'il a tu l'aventure que vous avez découverte, c'est peut-être qu'il s'est réconcilié avec ce bijou, qu'ils sont bien ensemble, et qu'il a cru pouvoir me dérober une peccadille, sans manquer à sa promesse.

­ La fausseté perpétuelle de vos conjectures, lui répondit Mangogul, aurait dû vous guérir de la maladie d'en faire. Ce n'est point du tout ce que vous imaginez ; c'est une extravagance de la première jeunesse de Sélim. Il s'agit d'une de ces femmes dont on tire parti dans la minute, et qu'on ne conserve point.

­ Madame, dit Sélim à la favorite, j'ai beau m'examiner, je ne me rappelle plus rien, et je me sens à présent la conscience tout à fait pure.

­ Olympia, dit Mangogul...

­ Ah ! prince, interrompit Sélim, je sais ce que c'est : cette historiette est si vieille, qu'il n'est pas étonnant qu'elle me soit échappée.

­ Olympia, reprit Mangogul, femme du premier caissier du Hasna, s'était coiffée d'un jeune officier, capitaine dans le régiment de Sélim, Un matin, son amant vint tout éperdu lui annoncer les ordres donnés à tous les militaires de partir, et de joindre leurs corps. Mon aïeul Kanoglou avait résolu cette année d'ouvrir la campagne de bonne heure, et un projet admirable qu'il avait formé n'échoua que par la publicité des ordres. Les politiques en frondèrent, les femmes en maudirent : chacun avait ses raisons. Je vous ai dit celles d'Olympia. Cette femme prit le parti de voir Sélim, et d'empêcher, s'il était possible, le départ de Gabalis : c'était le nom de son amant. Sélim passait déjà pour un homme dangereux. Olympia crut qu'il convenait de se faire escorter ; et deux de ses amies, femmes aussi jolies qu'elle, s'offrirent à l'accompagner. Sélim était dans son hôtel lorsqu'elles arrivèrent. Il reçut Olympia, car elle parut seule, avec cette politesse aisée que vous lui connaissez et s'informa de ce qui lui attirait une si belle visite.

« ­ Monsieur, lui dit Olympia, je m'intéresse pour Gabalis, il a des affaires importantes qui rendent sa présence nécessaire à Banza, et je viens vous demander un congé de semestre.

« ­ Un congé de semestre, madame ? Vous n'y pensez pas, lui répondit Sélim ; les ordres du sultan sont précis : je suis au désespoir de ne pouvoir me faire auprès de vous un mérite d'une grâce qui me perdrait infailliblement. Nouvelles instances de la part d'Olympia : nouveaux refus de la part de Sélim.

« ­ Le vizir m'a promis que je serais compris dans la promotion prochaine. Pouvez-vous exiger, madame, que je me noie pour vous obliger ?

« ­ Et non, monsieur, vous ne vous noierez point et vous m'obligerez.

« ­ Madame, cela n'est pas possible ; mais si vous voyiez le vizir.

« ­ Ah ! monsieur, à qui me renvoyez-vous là ? Cet homme n'a jamais rien fait pour les dames.

« ­ J'ai beau rêver, car je serais comblé de vous rendre service, et je n'y vois plus qu'un moyen.

« ­ Et quel est-il ? demanda vivement Olympia.

« ­ Votre dessein, répondit Sélim, serait de rendre Gabalis heureux pour six mois ; mais, madame, ne pourriez-vous pas disposer d'un quart d'heure des plaisirs que vous lui destinez ? »

« Olympia le comprit à merveille, rougit et bégaya, et finit par se récrier sur la dureté de la proposition.

« ­ N'en parlons plus, madame, reprit le colonel d'un air froid, Gabalis partira ; il faut que le service du prince se fasse. J'aurais pu prendre sur moi quelque chose, mais vous ne vous prêtez à rien. Au moins, madame, si Gabalis part, c'est vous qui le voulez.

« ­ Moi ! s'écria vivement Olympia ; ah, monsieur ! expédiez promptement sa patente, et qu'il reste. » Les préliminaires essentiels du traité furent ratifiés sur un sofa, et la dame croyait pour le coup tenir Gabalis, lorsque le traître que vous voyez, s'avisa, comme par réminiscence, de lui demander ce que c'était que les deux dames qui l'avaient accompagnée, et qu'elle avait laissées dans l'appartement voisin.

« ­ Ce sont deux de mes intimes, répondit Olympia.

« ­ Et de Gabalis aussi, ajouta Sélim ; il n'en faut pas douter. Cela supposé, je ne crois pas qu'elles refusent d'acquitter chacune un tiers des droits du traité. Oui, cela me parait juste ; je vous laisse, madame, le soin de les y disposer.

« ­ En vérité, monsieur, lui répondit Olympia, vous êtes étrange. Je vous proteste que ces dames n'ont nulle prétention à Gabalis ; mais pour les tirer et sortir moi-même d'embarras ; si vous me trouvez bonne, je tâcherai d'acquitter la lettre de change que vous tirez sur elles. » Sélim accepta l'offre. Olympia fit honneur à sa parole ; et voilà, madame, ce que Sélim aurait dû vous apprendre.

­ Je lui pardonne, dit la favorite ; Olympia n'était pas assez bonne à connaître, pour que je lui fasse un procès de l'avoir oubliée. Je ne sais où vous allez déterrer ces femmes-là : en vérité, prince, vous avez toute la conduite d'un homme qui n'a nulle envie de perdre un château.

­ Madame, il me semble que vous avez bien changé d'avis depuis quelques jours, lui répondit Mangogul : faites-moi la grâce de vous rappeler quel est le premier essai de ma bague que je vous proposai ; et vous verrez qu'il n'a pas dépendu de moi de perdre plus tôt.

­ Oui, reprit la sultane, je sais que vous m'avez juré que je serais exceptée du nombre des bijoux parlants, et que depuis ce temps vous ne vous êtes adressé qu'à des femmes décriées ; à une Aminte, une Zobéide, une Thélis, une Zulique, dont la réputation était presque décidée.

­ Je conviens, dit Mangogul, qu'il eût été ridicule de compter sur ces bijoux : mais, faute d'autres, il a bien fallu s'en tenir à ceux-là. Je vous l'ai déjà dit, et je vous le répète, la bonne compagnie en fait de bijoux est plus rare que vous ne pensez ; et si vous ne vous déterminez à gagner vous-même...

­ Moi, interrompit vivement Mirzoza ! je n'aurai jamais de château de ma vie, si, pour en avoir un, il faut en venir là. Un bijou parlant ! fi, donc ! cela est d'une indécence... Prince, en un mot, vous savez mes raisons ; et c'est très sérieusement que je vous réitère mes menaces.

­ Mais, ou ne vous plaignez plus de mes essais, ou du moins indiquez-nous à qui vous prétendez que nous ayons recours ; car je suis désespéré que cela ne finisse point. Des bijoux libertins, et puis quoi encore, des bijoux libertins, et toujours des bijoux libertins.

­ J'ai grande confiance, répondit Mirzoza, dans le bijou d'Églé ; et j'attends avec impatience la fin des quinze jours que vous m'avez demandés.

­ Madame, reprit Mangogul, ils expirèrent hier ; et tandis que Sélim vous faisait des contes de la vieille cour, j'apprenais du bijou d'Églé, que, grâce à la mauvaise humeur de Célébi, et aux assiduités d'Almanzor, sa maîtresse ne vous est bonne à rien.

­ Ah ! prince, que me dites-vous là ? s'écria la favorite.

­ C'est un fait, reprit le sultan : je vous régalerai de cette histoire une autre fois ; mais en attendant, cherchez une autre corde à votre arc.

­ Églé, la vertueuse Églé, s'est enfin démentie ! disait la favorite surprise ; en vérité, je n'en reviens pas.

­ Vous voilà toute désorientée, reprit Mangogul, et vous ne savez plus où donner de la tête.

­ Ce n'est pas cela, répondit la favorite, mais je vous avoue que je comptais beaucoup sur Églé.

­ Il n'y faut plus penser, ajouta Mangogul ; dites-nous seulement si c'était la seule femme sage que vous connussiez ?

­ Non, prince ; il y en a cent autres, et des femmes aimables que je vais vous nommer, repartit Mirzoza. Je vous réponds comme de moi-même, de... de... »

Mirzoza s'arrêta tout court, sans avoir articulé le nom d'une seule. Sélim ne put s'empêcher de sourire, et le sultan d'éclater de l'embarras de la favorite, qui connaissait tant de femmes sages, et qui ne s'en rappelait aucune.

Mirzoza piquée se tourna du côté de Sélim, et lui dit : «  Mais, Sélim, aidez-moi donc, vous qui vous y connaissez. Prince, ajouta-t-elle en portant la parole au sultan, adressez-vous à... Qui dirai-je ? Sélim, aidez-moi donc.

­ À Mirzoza, continua Sélim.

­ Vous me faites très mal votre cour, reprit la favorite. Je ne crains pas l'épreuve ; mais je l'ai en aversion. Nommez-en vite une autre, si vous voulez que je vous pardonne.

­ On pourrait, dit Sélim, voir si Zaïde a trouvé la réalité de l'amant idéal qu'elle s'est figuré, et auquel elle comparaît jadis tous ceux qui lui faisaient la cour.

­ Zaïde ? reprit Mangogul ; je vous avoue que cette femme est assez propre à me faire perdre.

­ C'est, ajouta la favorite, peut-être la seule dont la prude Arsinoé et le fat Jonéki aient épargné la réputation.

­ Cela est fort, dit Mangogul ; mais l'essai de ma bague vaut encore mieux. Allons droit à son bijou :

    Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.

­ Comment ! ajouta la favorite en riant, vous possédez votre Racine comme un acteur. »


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