avant table apres    MONTAIGNE - Essais - Livre II


[ Suite et fin du
CHAPITRE XII
Apologie de Raimond de Sebonde ]

Aucuns ont dict, qu'il y avoit une ame generale, comme un grand corps, duquel toutes les ames particulieres estoyent extraictes, et s'y en retournoyent, se remeslant tousjours à ceste matiere universelle :

Deum namque ire per omnes
Terrasque tractúsque maris coelumque profundum :
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas,
Scilicet huc reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia : nec morti esse locum :

d'autres, qu'elles ne faisoyent que s'y resjoindre et r'attacher : d'autres, qu'elles estoyent produites de la substance divine : d'autres, par les anges, de feu et d'air. Aucuns de toute ancienneté : aucuns, sur l'heure mesme du besoin. Aucuns les font descendre du rond de la Lune, et y retourner. Le commun des anciens, qu'elles sont engendrées de pere en fils, d'une pareille maniere et production que toutes autres choses naturelles : argumentants cela par la ressemblance des enfans aux peres,

Instillata patris virtus tibi :
Fortes creantur fortibus et bonis 
:

et qu'on void escouler des peres aux enfans, non seulement les marques du corps, mais encores une ressemblance d'humeurs, de complexions, et inclinations de l'ame.

Denique cur acrum violentia triste leonum
Seminium sequitur, dolus vulpibus, Et fuga cervis
A patribus datur, Et patrius pavor incitat artus,
Si non certa suo quia semine seminioque,
Vis animi pariter crescit cum corpore toto ?

que là dessus se fonde la justice divine, punissant aux enfans la faute des peres : d'autant que la contagion des vices paternels est aucunement empreinte en l'ame des enfans, et que le desreglement de leur volonté les touche.

Davantage, que si les ames venoyent d'ailleurs, que d'une suitte naturelle, et qu'elles eussent esté quelque autre chose hors du corps, elles auroyent recordation de leur estre premier ; attendu les naturelles facultez, qui luy sont propres, de discourir, raisonner et se souvenir.

si in corpus nascentibus insinuatur,
Cur superante actam ætatem meminisse nequimus,
Nec vestigia gestarum rerum ulla tenemus ?

Car pour faire valoir la condition de nos ames, comme nous voulons, il les faut presupposer toutes sçavantes, lors qu'elles sont en leur simplicité et pureté naturelle. Par ainsin elles eussent esté telles, estans exemptes de la prison corporelle, aussi bien avant que d'y entrer, comme nous esperons qu'elles seront apres qu'elles en seront sorties. Et de ce sçavoir, il faudroit qu'elles se ressouvinssent encore estans au corps, comme disoit Platon, que ce que nous apprenions, n'estoit qu'un ressouvenir de ce que nous avions sçeu : chose que chacun par experience peut maintenir estre fauce. En premier lieu d'autant qu'il ne nous ressouvient justement que de ce qu'on nous apprend : et que si la memoire faisoit purement son office, aumoins nous suggereroit elle quelque traict outre l'apprentissage. Secondement ce qu'elle sçavoit estant en sa pureté, c'estoit une vraye science, cognoissant les choses comme elles sont, par sa divine intelligence : là où icy on luy fait recevoir la mensonge et le vice, si on l'en instruit ; en quoy elle ne peut employer sa reminiscence, cette image et conception n'ayant jamais logé en elle. De dire que la prison corporelle estouffe de maniere ses facultez naifves, qu'elles y sont toutes esteintes : cela est premierement contraire à cette autre creance, de recognoistre ses forces si grandes, et les operations que les hommes en sentent en cette vie, si admirables, que d'en avoir conclu cette divinité et eternité passée, et l'immortalité à venir ;

Nam si tantopere est animi mutata potestas,
Omnis ut actarum exciderit retinentia rerum,
Non ut opinor ea ab letho jam longior errat.

En outre, c'est icy chez nous, et non ailleurs, que doivent estre considerées les forces et les effects de l'ame : tout le reste de ses perfections, luy est vain et inutile : c'est de l'estat present, que doit estre payée et recognue toute son immortalité, et de la vie de l'homme, qu'elle est comtable seulement : Ce seroit injustice de luy avoir retranché ses moyens et ses puissances, de l'avoir desarmée, pour du temps de sa captivité et de sa prison, de sa foiblesse et maladie, du temps où elle auroit esté forcée et contrainte, tirer le jugement et une condemnation de durée infinie et perpetuelle : et de s'arrester à la consideration d'un temps si court, qui est à l'adventure d'une ou de deux heures, ou au pis aller, d'un siecle (qui n'ont non plus de proportion à l'infinité qu'un instant) pour de ce moment d'intervalle, ordonner et establir definitivement de tout son estre. Ce seroit une disproportion inique, de tirer une recompense eternelle en consequence d'une si courte vie.

Platon, pour se sauver de cet inconvenient, veut que les payements futurs se limitent à la durée de cent ans, relativement à l'humaine durée : et des nostres assez leur ont donné bornes temporelles.

Par ainsin ils jugeoyent, que sa generation suyvoit la commune condition des choses humaines : Comme aussi sa vie, par l'opinion d'Epicurus et de Democritus, qui a esté la plus receuë, suyvant ces belles apparences. Qu'on la voyoit naistre ; à mesme que le corps en estoit capable ; on voyoit eslever ses forces comme les corporelles ; on y recognoissoit la foiblesse de son enfance, et avec le temps sa vigueur et sa maturité : et puis sa declination et sa vieillesse, et en fin sa decrepitude :

gigni pariter cum corpore, et unà
Crescere sentimus, paritérque senescere mentem.

Ils l'appercevoient capable de diverses passions et agitée de plusieurs mouvemens penibles, d'où elle tomboit en lassitude et en douleur, capable d'alteration et de changement, d'allegresse, d'assopissement, et de langueur, subjecte à ses maladies et aux offences, comme l'estomach ou le pied :

mentem sanari, corpus ut ægrum
Cernimus, et flecti medicina posse videmus :

esblouye et troublée par la force du vin : desmue de son assiette, par les vapeurs d'une fievre chaude : endormie par l'application d'aucuns medicamens, et reveillée par d'autres.

corpoream naturam animi esse necesse est,
Corporeis quoniam telis ictúque laborat.

On luy voyoit estonner et renverser toutes ses facultez par la seule morsure d'un chien malade, et n'y avoir nulle si grande fermeté de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle resolution philosophique, nulle contention de ses forces, qui la peust exempter de la subjection de ces accidens : La salive d'un chetif mastin versée sur la main de Socrates, secouër toute sa sagesse et toutes ses grandes et si reglées imaginations, les aneantir de maniere qu'il ne restast aucune trace de sa cognoissance premiere :

vis animaï
Conturbatur, et divisa seorsum
Disjectatur eodem illo distracta veneno.

Et ce venin ne trouver non plus de resistance en cette ame, qu'en celle d'un enfant de quatre ans : venin capable de faire devenir toute la philosophie, si elle estoit incarnée, furieuse et insensée : si que Caton, qui tordoit le col à la mort mesme et à la fortune, ne peust souffrir la veuë d'un miroir, ou de l'eau, accablé d'espouvantement et d'effroy, quand il seroit tombé par la contagion d'un chien enragé, en la maladie que les medecins nomment Hydroforbie.

vis morbi distracta per artus
Turbat agens animam, s
pumantes æquore salso
Ventorum ut validis fervescunt viribus undæ.

Or quant à ce poinct, la philosophie a bien armé l'homme pour la souffrance de tous autres accidens, ou de patience, ou si elle couste trop à trouver, d'une deffaitte inffallible, en se desrobant tout à faict du sentiment : mais ce sont moyens, qui servent à une ame estant à soy, et en ses forces, capable de discours et de deliberation : non pas à cet inconvenient, où chez un philosophe, une ame devient l'ame d'un fol, troublée, renversée, et perdue. Ce que plusieurs occasions produisent, comme une agitation trop vehemente, que, par quelque forte passion, l'ame peut engendrer en soy-mesme : ou une blessure en certain endroit de la personne : ou une exhalation de l'estomach, nous jectant à un esblouyssement et tournoyement de teste :

morbis in corporis avius errat
Sæpe animus, dementit enim, deliráque fatur,
Interdúmque gravi Lethargo fertur in altum
Æternumque soporem, oculis nutúque cadenti.

Les philosophes n'ont, ce me semble, guere touché ceste corde, non plus qu'une autre de pareille importance. Ils ont ce dilemme tousjours en la bouche, pour consoler nostre mortelle condition : Ou l'ame est mortelle, ou immortelle : Si mortelle, elle sera sans peine : Si immortelle, elle ira en amendant. Ils ne touchent jamais l'autre branche : Quoy, si elle va en empirant ? Et laissent aux poëtes les menaces des peines futures : Mais par là ils se donnent un beau jeu. Ce sont deux omissions qui s'offrent à moy souvent en leurs discours. Je reviens à la premiere : Ceste ame pert l'usage du souverain bien Stoïque, si constant et si ferme. Il faut que nostre belle sagesse se rende en cet endroit, et quitte les armes. Au demeurant, ils consideroient aussi par la vanité de l'humaine raison, que le meslange et societé de deux pieces si diverses, comme est le mortel et l'immortel, est inimaginable :

Quippe etenim mortale æterno jungere, et una
Consentire putare, et fungi mutua posse,
Desipere est. Quid enim diversius esse putandum est,
Aut magis inter se disjun
ctum discrepitánsque,
Quam mortale quod est, immortali atque perenni
Junctum in concilio sævas tolerare procellas ?

Davantage ils sentoyent l'ame s'engager en la mort, comme le corps.

simul ævo fessa fatiscit.

Ce que, selon Zeno, l'image du sommeil nous montre assez. Car il estime que c'est une defaillance et cheute de l'ame aussi bien que du corps. Contrahi animum, Et quasi labi putat atque decidere. Et ce qu'on apercevoit en aucuns, sa force, et sa vigueur se maintenir en la fin de la vie, ils le rapportoyent à la diversité des maladies, comme on void les hommes en ceste extremité, maintenir, qui un sens, qui un autre, qui l'ouïr, qui le fleurer, sans alteration : et ne se voit point d'affoiblissement si universel, qu'il n'y reste quelques parties entieres et vigoureuses :

Non alio pacto quam si pes cum dolet ægri,
In nullo caput interea sit fortè dolore.

La veuë de nostre jugement se rapporte à la verité, comme fait l'oeil du chat-huant, à la splendeur du Soleil, ainsi que dit Aristote : Par où le sçaurions nous mieux convaincre que par si grossiers aveuglemens en une si apparente lumiere ?

Car l'opinion contraire, de l'immortalité de l'ame, laquelle Cicero dit avoir esté premierement introduitte ; aumoins du tesmoignage des livres, par Pherecydes Syrius du temps du Roy Tullus (d'autres en attribuent l'invention à Thales : et autres à d'autres) c'est la partie de l'humaine science traictée avec plus de reservation et de doute. Les dogmatistes les plus fermes, sont contraints en cet endroit principalement, de se rejetter à l'abry des ombrages de l'Academie. Nul ne sçait ce qu'Aristote a estably de ce subject, non plus que touts les anciens en general, qui le manient d'une vacillante creance : rem gratissimam promittentium magis quàm probantium. Il s'est caché soubs le nuage des paroles et sens difficiles, et non intelligibles, et a laissé à ses sectateurs, autant à debattre sur son jugement que sur la matiere. Deux choses leur rendoient ceste opinion plausible : l'une, que sans l'immortalité des ames, il n'y auroit plus dequoy asseoir les vaines esperances de la gloire, qui est une consideration de merveilleux credit au monde : l'autre, que c'est une tres-utile impression, comme dit Platon, que les vices, quand ils se desroberont de la veuë et cognoissance de l'humaine justice, demeurent tousjours en butte à la divine, quiles poursuyvra, voire apres la mort des coulpables.

Un soing extreme tient l'homme d'alonger son estre ; il y a pourveu par toutes ses pieces. Et pour la conservation du corps, sont les sepultures : pour la conservation du nom, la gloire.

Il a employé toute son opinion à se rebastir (impatient de sa fortune) et à s'estançonner par ses inventions. L'ame par son trouble et sa foiblesse, ne pouvant tenir sur son pied, va questant de toutes parts des consolations, esperances et fondements, et des circonstances estrangeres, où elle s'attache et se plante. Et pour legers et fantastiques que son invention les luy forge, s'y repose plus seurement qu'en soy, et plus volontiers.

Mais les plus aheurtez à ceste si juste et claire persuasion de l'immortalité de nos esprits ; c'est merveille comme ils se sont trouvez courts et impuissans à l'establir par leurs humaines forces. Somnia sunt non docentis, sed optantis : disoit un ancien. L'homme peut recognoistre par ce tesmoignage, qu'il doit à la fortune et au rencontre, la verité qu'il d'escouvre luy seul ; puis que lors mesme, qu'elle luy est tombée en main, il n'a pas dequoy la saisir et la maintenir, et que sa raison n'a pas la force de s'en prevaloir. Toutes choses produites par nostre propre discours et suffisance, autant vrayes que fauces, sont subjectes à incertitude et debat. C'est pour le chastiment de nostre fierté, et instruction de nostre misere et incapacité, que Dieu produisit le trouble, et la confusion de l'ancienne tour de Babel. Tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grace, ce n'est que vanité et folie : L'essence mesme de la verité, qui est uniforme et constante, quand la fortune nous en donne la possession, nous la corrompons et abastardissons par nostre foiblesse. Quelque train que l'homme prenne de soy, Dieu permet qu'il arrive tousjours à ceste mesme confusion, de laquelle il nous represente si vivement l'image par le juste chastiement, dequoy il batit l'outrecuidance de Nemroth, et aneantit les vaines entreprinses du bastiment de sa Pyramide. Perdam sapientiam sapientium, et prudentiam prudentium reprobabo. La diversité d'idiomes et de langues, dequoy il troubla cest ouvrage, qu'est-ce autre chose, que ceste infinie et perpetuelle altercation et discordance d'opinions et de raisons, qui accompaigne et embrouille le vain bastiment de l'humaine science ? Et l'embrouille utilement. Qui nous tiendroit, si nous avions un grain de connoissance ? Ce Sainct m'a faict grand plaisir : Ipsa utilitatis occultatio, aut humilitatis exercitatio est, aut elationis attritio. Jusques à quel poinct de presomption et d'insolence, ne portons nous nostre aveuglement et nostre bestise ?

Mais pour reprendre mon propos : c'estoit vrayement bien raison, que nous fussions tenus à Dieu seul, et au benefice de sa grace, de la verité d'une si noble creance, puis que de sa seule liberalité, nous recevons le fruict de l'immortalité, lequel consiste en la jouyssance de la beatitude eternelle.

Confessons ingenuement, que Dieu seul nous l'a dict, et la foy : Car leçon n'est-ce pas de nature et de nostre raison. Et qui retentera son estre et ses forces, et dedans et dehors, sans ce privilege divin : qui verra l'homme, sans le flatter, il n'y verra ny efficace, ni faculté, qui sente autre chose que la mort et la terre. Plus nous donnons, et devons, et rendons à Dieu, nous en faisons d'autant plus chrestiennement.

Ce que ce philosophe Stoïcien dit tenir du fortuit consentement de la voix populaire, valoit-il pas mieux qu'il le tinst de Dieu ? Cum de animorum æternitate disserimus, non leve momentum apud nos habet consensus hominum, aut timentium inferos, aut colentium. Utor hac publica persuasione.

Or la foiblesse des argumens humains sur ce subject, se connoist singulierement par les fabuleuses circonstances, qu'ils ont adjoustees à la suite de ceste opinion, pour trouver de quelle condition estoit cette nostre immortalité. Laissons les Stoïciens, Usuram nobis largiuntur ; tanquam cornicibus ; diu mansuros aiunt animos, semper negant : qui donnent aux ames une vie au delà de ceste cy, mais finie. La plus universelle et plus receuë fantaisie, et qui dure jusques à nous, ç'a esté celle, de laquelle on fait autheur Pythagoras ; non qu'il en fust le premier inventeur, mais d'autant qu'elle receut beaucoup de poix, et de credit, par l'authorité de son approbation : C'est que les ames au partir de nous, ne faisoient que rouler de l'un corps à un autre, d'un lyon à un cheval, d'un cheval à un Roy, se promenants ainsi sans cesse, de maison en maison.

Et luy, disoit se souvenir avoir esté Æthalides, depuis Euphorbus, en apres Hermotimus, en fin de Pyrrhus estre passé en Pythagoras : ayant memoire de soy de deux cents six ans. Adjoustoyent aucuns, que ces mesmes ames remontent au ciel par fois, et en devallent encores :

O pater, anne aliquas ad coelum hinc ire putandum est
Sublimes animas, iterumque ad tarda reverti
Corpora ? quæ lucis miseris tam dira cupido ?

Origene les fait aller et venir eternellement du bon au mauvais estat. L'opinion que Varro recite, est, qu'en quatre cens quarante ans de revolution elles se rejoignent à leur premier corps. Chrysippus, que cela doibt advenir apres certain espace de temps incognu et non limité.

Platon (qui dit tenir de Pindare et de l'ancienne poësie ceste croyance) des infinies vicissitudes de mutation, ausquelles l'ame est preparée, n'ayant ny les peines, ny les recompenses en l'autre monde, que temporelles, comme sa vie en cestuy-cy n'est que temporelle, conclud en elle une singuliere sçience des affaires du ciel, de l'enfer, et d'icy, où elle a passé, repassé, et sejourné à plusieurs voyages : matiere à sa reminiscence.

Voicy son progrés ailleurs : Qui a bien vescu, il se rejoint à l'astre, auquel il est assigné : qui mal, il passe en femme : et si lors mesme il ne se corrige point, il se rechange en beste de condition convenable à ses moeurs vicieuses : et ne verra fin à ses punitions, qu'il ne soit revenu à sa naïve constitution, s'estant par la force de la raison défaict des qualitez grossieres, stupides, et elementaires, qui estoyent en luy.

Mais je ne veux oublier l'objection que font les Epicuriens à ceste transmigration de corps en autre. Elle est plaisante : Ils demandent quel ordre il y auroit, si la presse des mourans venoit à estre plus grande que des naissans. Car les ames deslogées de leur giste seroyent à se fouler à qui prendroit place la premiere dans ce nouvel estuy. Et demandent aussi, à quoy elles passeroient leur temps, ce pendant qu'elles attendroient qu'un logis leur fust appresté : ou au rebours s'il naissoit plus d'animaux, qu'il n'en mourroit, ils disent que les corps seroient en mauvais party, attendant l'infusion de leur ame, et en adviendroit qu'aucuns d'iceux se mourroient avant que d'avoir esté vivans.

Denique connubia ad veneris, partúsque ferarum,
Esse animas præsto deridiculum esse videtur,
Et spectare immortales mortalia membra
Innumero numero, certaréque præproperanter
Inter se, quæ prima potissimáque insinuetur.

D'autres ont arresté l'ame au corps des trespassez, pour en animer les serpents, les vers, et autres bestes, qu'on dit s'engendrer de la corruption de nos membres, voire et de nos cendres : D'autres la divisent en une partie mortelle, et l'autre immortelle : Autres la font corporelle, et ce neantmoins immortelle : Aucuns la font immortelle, sans science et sans cognoissance. Il y en a aussi des nostres mesmes qui ont estimé, que des ames des condamnez, il s'en faisoit des diables : comme Plutarque pense, qu'il se face des dieux de celles qui sont sauvées : Car il est peu de choses que cet autheur là establisse d'une façon de parler si resolue, qu'il fait ceste-cy : maintenant par tout ailleurs une maniere dubitatrice et ambigue. Il faut estimer (dit-il) et croire fermement, que les ames des hommes vertueux selon nature et selon justice divine, deviennent d'hommes saincts, et de saincts demy-dieux, et de demy-dieux, apres qu'ils sont parfaictement, comme és sacrifices de purgation, nettoyez et purifiez, estans delivrez de toute passibilité et de toute mortalité, ils deviennent, non par aucune ordonnance civile, mais à la verité, et selon raison vray-semblable, dieux entiers et parfaicts, en recevant une fin tres heureuse et tres-glorieuse. Mais qui le voudra voir, luy, qui est des plus retenus pourtant et moderez de la bande, s'escarmoucher avec plus de hardiesse, et nous conter ses miracles sur ce propos, je le renvoye à son discours de la Lune, et du Dæmon de Socrates, là où aussi evidemment qu'en nul autre lieu, il se peut adverer, les mysteres de la philosophie avoir beaucoup d'estrangetez communes avec celles de la poësie : l'entendement humain se perdant à vouloir sonder et contreroller toutes choses jusques au bout : tout ainsi comme, lassez et travaillez de la longue course de nostre vie, nous retombons en enfantillage. Voyla les belles et certaines instructions, que nous tirons de la science humaine, sur le subject de nostre ame.

Il n'y a point moins de temerité en ce qu'elle nous apprend des parties corporelles. Choisissons en un, ou deux exemples : car autrement nous nous perdrions dans ceste mer trouble et vaste des erreurs medecinales. Sçachons, si on s'accorde au moins en cecy, de quelle matiere les hommes se produisent les uns des autres. Car quant à leur premiere production, ce n'est pas merveille, si en chose si haute et ancienne, l'entendement humain se trouble et dissipe. Archelaüs le physicien, duquel Socrates fut le disciple et le mignon, selon Aristoxenus, disoit, et les hommes et les animaux avoir esté faicts d'un limon laicteux, exprimé par la chaleur de la terre. Pythagoras dit nostre semence estre l'escume de nostre meilleur sang : Platon, l'escoulement de la moëlle de l'espine du dos : ce qu'il argumente de ce, que cet endroit se sent le premier, de la lasseté de la besongne : Alcmeon, partie de la substance du cerveau : et qu'il soit ainsi, dit-il, les yeux troublent à ceux qui se travaillent outre mesure à cet exercice : Democritus, une substance extraite de toute la masse corporelle : Epicurus, extraicte de l'ame et du corps : Aristote, un excrement tiré de l'aliment du sang le dernier qui s'espand en nos membres : autres, du sang, cuit et digeré par la chaleur des genitoires : ce qu'ils jugent de ce qu'aux extremes efforts, on rend des gouttes de pur sang : enquoy il semble qu'il y ayt plus d'apparence, si on peut tirer quelque apparence d'une confusion si infinie. Or pour mener à effect ceste semence, combien en font-ils d'opinions contraires ? Aristote et Democritus tiennent que les femmes n'ont point de sperme : et que ce n'est qu'une sueur qu'elles eslancent par la chaleur du plaisir et du mouvement, qui ne sert de rien à la generation. Galen au contraire, et ses suyvans, que sans la rencontre des semences, la generation ne se peut faire. Voyla les medecins, les philosophes, les jurisconsultes, et les theologiens, aux prises pesle mesle avec nos femmes, sur la dispute, à quels termes les femmes portent leur fruict. Et moy je secours par l'exemple de moy-mesme, ceux d'entre eux, qui maintiennent la grossesse d'onze moys. Le monde est basty de ceste experience, il n'est si simple femmelette qui ne puisse dire son advis sur toutes ces contestations, et si nous n'en sçaurions estre d'accord.

En voyla assez pour verifier que l'homme n'est non plus instruit de la cognoissance de soy, en la partie corporelle, qu'en la spirituelle. Nous l'avons proposé luy mesmes à soy, et sa raison, à sa raison, pour voir ce qu'elle nous en diroit. Il me semble assez avoir montré combien peu elle s'entend en elle mesme.

Et, qui ne s'entend en soy, en quoy se peut il entendre ?

Quasi vero mensuram ullius rei possit agere, qui sui nesciat. Vrayement Protagoras nous en comtoit de belles, faisant l'homme la mesure de toutes choses, qui ne sçeut jamais seulement la sienne. Si ce n'est luy, sa dignité ne permettra pas qu'autre creature ayt cet advantage. Or luy estant en soy si contraire, et l'un jugement subvertissant l'autre sans cesse, ceste favorable proposition n'estoit qu'une risée, qui nous menoit à conclurre par necessité la neantise du compas et du compasseur.

Quand Thales estime la cognoissance de l'homme tres-difficile à l'homme, il luy apprend, la cognoissance de toute autre chose luy estre impossible.

Vous, pour qui j'ay pris la peine d'estendre un si long corps, contre ma coustume, ne refuyrez point de maintenir vostre Sebonde, par la forme ordinaire d'argumenter, dequoy vous estes tous les jours instruite, et exercerez en celà vostre esprit et vostre estude : car ce dernier tour d'escrime icy, il ne le faut employer que comme un extreme remede. C'est un coup desesperé, auquel il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à vostre adversaire les siennes : et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et reservément : C'est grande temerité de vous perdre pour perdre un autre.

Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger, comme fit Gobrias : Car estant aux prises bien estroictes avec un seigneur de Perse, Darius y survenant l'espée au poing, qui craignoit de frapper, de peur d'assener Gobrias : il luy cria, qu'il donnast hardiment, quand il devroit donner au travers tous les deux. J'ay veu reprouver pour injustes, des armes et conditions de combat singulier desesperées, et ausquelles celuy qui les offroit, mettoit luy et son compaignon en termes d'une fin à tous deux inevitables. Les Portugais prindrent en la mer des Indes certains Turcs prisonniers : lesquels impatiens de leur captivité, se resolurent, et leur succeda, frottant des clous de navire l'un à l'autre, et faisans tomber une estincelle de feu dans les caques de poudre (qu'il y avoit en l'endroit où ils estoyent gardez) d'embraser et mettre en cendre eux, leurs maistres et le vaisseau.

Nous secouons icy les limites et dernieres clostures des sciences : ausquelles l'extremité est vitieuse, comme en la vertu. Tenez vous dans la route commune, il ne fait mie bon estre si subtil et si fin. Souvienne vous de ce que dit le proverbe Thoscan,

Chi troppo s'assottiglia, si scavezza.

Je vous conseille en vos opinions et en vos discours, autant qu'en vos moeurs, et en toute autre chose, la moderation et l'attrempance, et la fuite de la nouvelleté et de l'estrangeté. Toutes les voyes extravagantes me faschent. Vous qui par l'authorité que vostre grandeur vous apporte, et encores plus par les avantages que vous donnent les qualitez plus vostres, pouvez d'un clin d'oeil commander à qui il vous plaist, deviez donner ceste charge à quelqu'un, qui fist profession des lettres, qui vous eust bien autrement appuyé et enrichy ceste fantasie. Toutesfois en voicy assez, pour ce que vous en avez à faire.

Epicurus disoit des loix, que les pires nous estoyent si necessaires, que sans elles, les hommes s'entremangeroient les uns les autres. Et Platon verifie que sans loix, nous vivrions comme bestes. Nostre esprit est un util vagabond, dangereux et temeraire : il est malaisé d'y joindre l'ordre et la mesure : de mon temps ceux qui ont quelque rare excellence au dessus des autres, et quelque vivacité extraordinaire, nous les voyons quasi tous, desbordez en licence d'opinions, et de moeurs : c'est miracle s'il s'en rencontre un rassis et sociable. On a raison de donner à l'esprit humain les barrieres les plus contraintes qu'on peut. En l'estude, comme au reste, il luy faut compter et regler ses marches : il luy faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de loix, de coustumes, de science, de preceptes, de peines, et recompenses mortelles et immortelles : encores voit-on que par sa volubilité et dissolution, il eschappe à toutes ces liaisons. C'est un corps vain, qui n'a par où estre saisi et assené : un corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir noeud ny prise. Certes il est peu d'ames si reglées, si fortes et bien nées, à qui on se puisse fier de leur propre conduicte : et qui puissent avec moderation et sans temerité, voguer en la liberté de leurs jugemens, au delà des opinions communes. Il est plus expedient de les mettre en tutelle.

C'est un outrageux glaive à son possesseur mesme, que l'esprit, à qui ne sçait s'en armer ordonnément et discrettement. Et n'y a point de beste, à qui il faille plus justement donner des orbieres, pour tenir sa veuë subjecte, et contrainte devant ses pas ; et la garder d'extravaguer ny çà ny là, hors les ornieres que l'usage et les loix luy tracent. Parquoy il vous siera mieux de vous resserrer dans le train accoustumé, quel qu'il soit, que de jetter vostre vol à cette licence effrenée. Mais si quelqu'un de ces nouveaux docteurs, entreprend de faire l'ingenieux en vostre presence, aux despens de son salut et du vostre : pour vous deffaire de cette dangereuse peste, qui se respand tous les jours en vos cours, ce preservatif à l'extreme necessité, empeschera que la contagion de ce venin n'offencera, ny vous, ny vostre assistance.

La liberté donc et gaillardise de ces esprits anciens, produisoit en la philosophie et sciences humaines, plusieurs sectes d'opinions differentes, chacun entreprenant de juger et de choisir pour prendre party. Mais à present, que les hommes vont tous un train : qui certis quibusdam destinatisque sententiis addicti et consecrati sunt, ut etiam, quæ non probant, cogantur defendere : Et que nous recevons les arts par civile authorité et ordonnance : Si que les escholes n'ont qu'un patron et pareille institution et discipline circonscripte, on ne regarde plus ce que les monnoyes poisent et valent, mais chacun à son tour, les reçoit selon le prix, que l'approbation commune et le cours leur donne : on ne plaide pas de l'alloy, mais de l'usage : ainsi se mettent egallement toutes choses. On reçoit la medecine, comme la Geometrie ; et les battelages, les enchantemens, les liaisons, le commerce des esprits des trespassez, les prognostications, les domifications, et jusques à cette ridicule poursuitte de la pierre philosophale, tout se met sans contredict. Il ne faut que sçavoir, que le lieu de Mars loge au milieu du triangle de la main, celuy de Venus au pouce, et de Mercure au petit doigt : et que quand la mensale couppe le tubercle de l'enseigneur, c'est signe de cruauté : quand elle faut soubs le mitoyen, et que la moyenne naturelle fait un angle avec la vitale, soubs mesme endroit, que c'est signe d'une mort miserable : Que si à une femme, la naturelle est ouverte, et ne ferme point l'angle avec la vitale, celà denote qu elle sera mal chaste. Je vous appelle vous mesme à tesmoin, si avec cette science, un homme ne peut passer avec reputation et faveur parmy toutes compagnies.

Theophrastus disoit, que l'humaine cognoissance, acheminée par les sens, pouvoit juger des causes des choses jusques à certaine mesure, mais qu'estant arrivée aux causes extremes et premieres, il falloit qu'elle s'arrestast, et qu'elle rebouchast : à cause ou de sa foiblesse, ou de la difficulté des choses. C'est une opinion moyenne et douce ; que nostre suffisance nous peut conduire jusques à la cognoissance d'aucunes choses, et qu'elle a certaines mesures de puissance, outre lesquelles c'est temerité de l'employer. Cette opinion est plausible, et introduicte par gens de composition : mais il est malaisé de donner bornes à nostre esprit : il est curieux et avide, et n'a point occasion de s'arrester plus tost à mille pas qu'à cinquante : Ayant essayé par experience, que ce à quoy l'un s'estoit failly, l'autre y est arrivé : et que ce qui estoit incogneu à un siecle, le siecle suyvant l'a esclaircy : et que les sciences et les arts ne se jettent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu, en les maniant et pollissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les leschant à loisir : ce que ma force ne peut descouvrir, je ne laisse pas de le sonder et essayer : et en retastant et pestrissant cette nouvelle matiere, la remuant et l'eschauffant, j'ouvre à celuy qui me suit, quelque facilité pour en jouyr plus à son ayse, et la luy rends plus soupple, et plus maniable :

ut hymettia sole
Cera remollescit, tractatáque pollice multas
Vertitur in facies, ipsoque fit utilis usu.

Autant en fera le second au tiers : qui est cause que la difficulté ne me doit pas desesperer ; ny aussi peu mon impuissance, car ce n'est que la mienne. L'homme est capable de toutes choses, comme d'aucunes : Et s'il advouë, comme dit Theophrastus, l'ignorance des causes premieres et des principes, qu'il me quitte hardiment tout le reste de sa science : Si le fondement luy faut, son discours est par terre : Le disputer et l'enquerir, n'a autre but et arrest que les principes : si cette fin n'arreste son cours, il se jecte à une irresolution infinie. Non potest aliud alio magis minusve comprehendi, quoniam omnium rerum una est definitio comprehendendi.

Or il est vray-semblable que si l'ame sçavoit quelque chose, elle se sçauroit premierement elle mesme ; et si elle sçavoit quelque chose hors d'elle, ce seroit son corps et son estuy, avant toute autre chose. Si on void jusques aujourd'huy les dieux de la medecine se debattre de nostre anatomie,

Mulciber in Trojam, pro Troja stabat Apollo :

quand attendons nous qu'ils en soyent d'accord ? Nous nous sommes plus voisins, que ne nous est la blancheur de la nege, ou la pesanteur de la pierre. Si l'homme ne se cognoist, comment cognoist-il ses functions et ses forces ? Il n'est pas à l'advanture, que quelque notice veritable ne loge chez nous ; mais c'est par hazard. Et d'autant que par mesme voye, mesme façon et conduitte, les erreurs se reçoivent en nostre ame, elle n'a pas dequoy les distinguer, ny dequoy choisir la verité du mensonge.

Les Academiciens recevoyent quelque inclination de jugement ; et trouvoyent trop crud, de dire qu'il n'estoit pas plus vray-semblable que la nege fust blanche, que noire ; et que nous ne fussions non plus asseurez du mouvement d'une pierre, qui part de nostre main, que de celuy de la huictiesme sphere. Et pour eviter cette difficulté et estrangeté, qui ne peut à la verité loger en nostre imagination, que malaisément ; quoy qu'ils establissent que nous n'estions aucunement capables de sçavoir, et que la verité est engoufrée dans des profonds abysmes, où la veuë humaine ne peut penetrer : si advouoyent ils, les unes choses plus vray-semblables que les autres ; et recevoyent en leur jugement cette faculté, de se pouvoir incliner plustost à une apparence, qu'à une autre. Ils luy permettoyent cette propension, luy deffendant toute resolution.

L'advis des Pyrrhoniens est plus hardy, et quant et quant plus vray-semblable. Car cette inclination Academique, et cette propension à une proposition plustost qu'à une autre, qu'est-ce autre chose que la recognoissance de quelque plus apparente verité, en cette-cy qu'en celle-là ? Si nostre entendement est capable de la forme, des lineamens, du port, et du visage, de la verité, il la verroit entiere, aussi bien que demie, naissante, et imperfaicte. Cette apparence de verisimilitude, qui les fait prendre plustost à gauche qu'à droite, augmentez la ; cette once de verisimilitude, qui incline la balance, multipliez là de cent, de mille onces ; il en adviendra en fin, que la balance prendra party tout à faict, et arrestera un chois et une verité entiere. Mais comment se laissent ils plier à la vray-semblance, s'ils ne cognoissent le vray ? Comment cognoissent ils la semblance de ce, dequoy ils ne cognoissent pas l'essence ? Ou nous pouvons juger tout à faict, ou tout à faict nous ne le pouvons pas. Si noz facultez intellectuelles et sensibles, sont sans fondement et sans pied, si elles ne font que flotter et vanter, pour neant laissons nous emporter nostre jugement à aucune partie de leur operation, quelque apparence qu'elle semble nous presenter. Et la plus seure assiette de nostre entendement, et la plus heureuse, ce seroit celle-là, où il se maintiendroit rassis, droit, inflexible, sans bransle et sans agitation. Inter visa, vera, aut falsa, ad animi assensum, nihil interest.

Que les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur essence, et n'y facent leur entrée de leur force propre et authorité, nous le voyons assez. Par ce que s'il estoit ainsi, nous les recevrions de mesme façon : le vin seroit tel en la bouche du malade, qu'en la bouche du sain. Celuy qui a des crevasses aux doigts, ou qui les a gourdz, trouveroit une pareille durté au bois ou au fer, qu'il manie, que fait un autre. Les subjets estrangers se rendent donc à nostre mercy, ils logent chez nous, comme il nous plaist. Or si de nostre part nous recevions quelque chose sans alteration, si les prises humaines estoient assez capables et fermes, pour saisir la verité par noz propres moyens, ces moyens estans communs à tous les hommes, cette verité se rejecteroit de main en main de l'un à l'autre. Et au moins se trouveroit-il une chose au monde, de tant qu'il y en a, qui se croiroit par les hommes d'un consentement universel. Mais ce, qu'il ne se void aucune proposition, qui ne soit debattue et controverse entre nous, ou qui ne le puisse estre, montre bien que nostre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit : car mon jugement ne le peut faire recevoir au jugement de mon compagnon : qui est signe que je l'ay saisi par quelque autre moyen, que par une naturelle puissance, qui soit en moy et en tous les hommes.

Laissons à part cette infinie confusion d'opinions, qui se void entre les philosophes mesmes, et ce debat perpetuel et universel en la cognoissance des choses. Car cela est presupposé tres-veritablement, que d'aucune chose les hommes, je dy les sçavans, les mieux nais, les plus suffisans, ne sont d'accord : non pas que le ciel soit sur nostre teste : car ceux qui doubtent de tout, doubtent aussi de cela : et ceux qui nient que nous puissions comprendre aucune chose, disent que nous n'avons pas compris que le ciel soit sur nostre teste : et ces deux opinions sont, en nombre, sans comparaison les plus fortes.

Outre cette diversité et division infinie, par le trouble que nostre jugement nous donne à nous mesmes, et l'incertitude que chacun sent en soy, il est aysé à voir qu'il a son assiette bien mal asseurée. Combien diversement jugeons nous des choses ? combien de fois changeons nous noz fantasies ? Ce que je tiens aujourd'huy, et ce que je croy, je le tiens, et le croy de toute ma croyance ; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent cette opinion, et m'en respondent, sur tout ce qu'ils peuvent : je ne sçaurois embrasser aucune verité ny conserver avec plus d'asseurance, que je fay cettecy. J'y suis tout entier ; j'y suis voyrement : mais ne m'est-il pas advenu non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d'avoir embrassé quelque autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme condition, que depuis j'ay jugée fauce ? Au moins faut-il devenir sage à ses propres despens. Si je me suis trouvé souvent trahy soubs cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement faulce, et ma balance inegale et injuste, quelle asseurance en puis-je prendre à cette fois, plus qu'aux autres ? N'est-ce pas sottise, de me laisser tant de fois pipper à un guide ? Toutesfois, que la fortune nous remue cinq cens fois de place, qu'elle ne face que vuyder et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans nostre croyance, autres et autres opinions, tousjours la presente et la derniere c'est la certaine, et l'infaillible. Pour cette-cy, il faut abandonner les biens, l'honneur, la vie, et le salut, et tout,

posterior res illa reperta,
Perdit, Et immutat sensus ad pristina quæque.

Quoy qu'on nous presche, quoy que nous apprenions, il faudroit tousjours se souvenir que c'est l'homme qui donne, et l'homme qui reçoit ; c'est une mortelle main qui nous le presente ; c'est une mortelle main qui l'accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules droict et authorité de persuasion, seules merque de verité : laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, ny ne la recevons par nos moyens : cette saincte et grande image ne pourroit pas en un si chetif domicile, si Dieu pour cet usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grace et faveur particuliere et supernaturelle.

Aumoins devroit nostre condition fautive, nous faire porter plus moderément et retenuement en nos changemens. Il nous devroit souvenir, quoy que nous receussions en l'entendement, que nous recevons souvent des choses fauces, et que c'est par ces mesmes utils qui se dementent et qui se trompent souvent.

Or n'est-il pas merveille, s'ils se dementent, estans si aysez à incliner et à tordre par bien legeres occurrences. Il est certain que nostre apprehension, nostre jugement et les facultez de nostre ame en general, souffrent selon les mouvemens et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles. N'avons nous pas l'esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif, en santé qu'en maladie ? La joye et la gayeté ne nous font elles pas recevoir les subjects qui se presentent à nostre ame, d'un tout autre visage, que le chagrin et la melancholie ? Pensez vous que les vers de Catulle ou de Sappho, rient à un vieillard avaricieux et rechigné, comme à un jeune homme vigoureux et ardent ? Cleomenes fils d'Anaxandridas estant malade, ses amis luy reprochoyent qu'il avoit des humeurs et fantasies nouvelles, et non accoustumées : Je croy bien, fit-il, aussi ne suis-je pas celuy que je suis estant sain : estant autre, aussi sont autres mes opinions et fantasies. En la chicane de nos palais, ce mot est en usage, qui se dit des criminels qui rencontrent les juges en quelque bonne trampe, douce et debonnaire, gaudeat de bona fortuna. Car il est certain que les jugemens se rencontrent par fois plus tendus à la condemnation, plus espineux et aspres, tantost plus faciles, aysez, et enclins à l'excuse. Tel qui rapporte de sa maison la douleur de la goutte, la jalousie, ou le larrecin de son valet, ayant toute l'ame teinte et abbreuvée de colere, il ne faut pas doubter que son jugement ne s'en altere vers cette part là. Ce venerable Senat d'Areopage, jugeoit de nuict, de peur que la veue des poursuivans corrompist sa justice. L'air mesme et la serenité du ciel, nous apporte quelque mutation, comme dit ce vers Grec en Cicero,

Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Juppiter, auctifera lustravit lampade terras.

Ce ne sont pas seulement les fievres, les breuvages, et les grands accidens, qui renversent nostre jugement : les moindres choses du monde le tournevirent. Et ne faut pas doubter, encores que nous ne le sentions pas, que si la fievre continue peut atterrer nostre ame, que la tierce n'y apporte quelque alteration selon sa mesure et proportion. Si l'apoplexie assoupit et esteint tout à faict la veuë de nostre intelligence, il ne faut pas doubter que le morfondement ne l'esblouisse. Et par consequent, à peine se peut-il rencontrer une seule heure en la vie, où nostre jugement se trouve en sa deuë assiette, nostre corps estant subject à tant de continuelles mutations, et estoffé de tant de sortes de ressorts, que j'en croy les medecins, combien il est malaisé, qu'il n'y en ayt tousjours quelqu'un qui tire de travers.

Au demeurant, cette maladie ne se descouvre pas si aisément, si elle n'est du tout extreme et irremediable : d'autant que la raison va tousjours torte, boiteuse, et deshanchée : et avec le mensonge comme avec la verité. Par ainsin, il est malaisé de descouvrir son mescompte, et desreglement. J'appelle tousjours raison, cette apparence de discours que chacun forge en soy : cette raison, de la condition de laquelle, il y en peut avoir cent contraires autour d'un mesme subject : c'est un instrument de plomb, et de cire, alongeable, ployable, et accommodable à tout biais et à toutes mesures : il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner. Quelque bon dessein qu'ait un juge, s'il ne s'escoute de pres, à quoy peu de gens s'amusent ; l'inclination à l'amitié, à la parenté, à la beauté, et à la vengeance, et non pas seulement choses si poisantes, mais cet instinct fortuite, qui nous fait favoriser une chose plus qu'une autre, et qui nous donne sans le congé de la raison, le choix, en deux pareils subjects, ou quelque umbrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensiblement en son jugement, la recommendation ou deffaveur d'une cause, et donner pente à la balance.

Moy qui m'espie de plus prez, qui ay les yeux incessamment tendus sur moy, comme celuy qui n'a pas fort affaire ailleurs,

quis sub arcto
Rex gelidæ metuatur oræ,
Quid Tyridatem terreat, unice
Securus
,

à peine oseroy-je dire la vanité et la foiblesse que je trouve chez moy. J'ay le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aysé à crouler, et si prest au branle, et ma veue si desreglée, qu'à jun je me sens autre, qu'apres le repas : si ma santé me rid, et la clarté d'un beau jour, me voyla honneste homme : si j'ay un cor qui me presse l'orteil, me voylà renfroigné, mal plaisant et inaccessible. Un mesme pas de cheval me semble tantost rude, tantost aysé ; et mesme chemin à cette heure plus court, une autrefois plus long : et une mesme forme ores plus ores moins aggreable : Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire : ce qui m'est plaisir à cette heure, me sera quelquefois peine. Il se fait mille agitations indiscrettes et casueles chez moy. Ou l'humeur melancholique me tient, ou la cholerique ; et de son authorité privée, à cett'heure le chagrin predomine en moy, à cette heure l'allegresse. Quand je prens des livres, j'auray apperceu en tel passage des graces excellentes, et qui auront feru mon ame, qu'un' autre fois j'y retombe, j'ay beau le tourner et virer, j'ay beau le plier et le manier, c'est une masse incognue et informe pour moy.

En mes escris mesmes, je ne retrouve pas tousjours l'air de ma premiere imagination : je ne sçay ce que j'ay voulu dire : et m'eschaude souvent à corriger, et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier qui valloit mieux. Je ne fay qu'aller et venir : mon jugement ne tire pas tousjours avant, il flotte, il vague,

velut minuta magno
Deprensa navis in mari vesaniente vento.

Maintes-fois (comme il m'advient de faire volontiers) ayant pris pour exercice et pour esbat, à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit s'appliquant et tournant de ce costé-là, m'y attache si bien, que je ne trouve plus la raison de mon premier advis, et m'en despars. Je m'entraine quasi où je panche, comment que ce soit, et m'emporte de mon poix.

Chacun à peu pres en diroit autant de soy, s'il se regardoit comme moy. Les Prescheurs sçavent, que l'emotion qui leur vient en parlant, les anime vers la creance : et qu'en cholere nous nous addonnons plus à la deffence de nostre proposition, l'imprimons en nous, et l'embrassons avec plus de vehemence et d'approbation, que nous ne faisons estans en nostre sens froid et reposé. Vous recitez simplement une cause à l'advocat, il vous y respond chancellant et doubteux : vous sentez qu'il luy est indifferent de prendre à soustenir l'un ou l'autre party : l'avez vous bien payé pour y mordre, et pour s'en formaliser, commence-il d'en estre interessé, y a-il eschauffé sa volonté ? sa raison et sa science s'y eschauffent quant et quant : voylà une apparente et indubitable verité, qui se presente à son entendement : il y descouvre une toute nouvelle lumiere, et le croit à bon escient, et se le persuade ainsi. Voire je ne sçay si l'ardeur qui naist du despit, et de l'obstination, à l'encontre de l'impression et violence du magistrat, et du danger : ou l'interest de la reputation, n'ont envoyé tel homme soustenir jusques au feu, l'opinion pour laquelle entre ses amys, et en liberté, il n'eust pas voulu s'eschauder le bout du doigt.

Les secousses et esbranlemens que nostre ame reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle : mais encore plus les siennes propres : ausquelles elle est si fort prinse, qu'il est à l'advanture soustenable, qu'elle n'a aucune autre alleure et mouvement, que du souffle de ses vents, et que sans leur agitation elle resteroit sans action, comme un navire en pleine mer, que les vents abandonnent de leur secours. Et qui maintiendroit celà, suivant le party des Peripateticiens, ne nous feroit pas beaucoup de tort, puis qu'il est cognu, que la pluspart des plus belles actions de l'ame, procedent et ont besoin de cette impulsion des passions. La vaillance, disent-ils, ne se peut parfaire sans l'assistance de la cholere.

Semper Ajax fortis, fortissimus tamen in furore.

Ny ne court on sus aux meschants, et aux ennemis, assez vigoureusement, si on n'est courroucé : Et veulent que l'Advocat inspire le courroux aux juges, pour en tirer justice. Les cupiditez emeurent Themistocles, emeurent Demosthenes : et ont poussé les philosophes aux travaux, veillées, et peregrinations : Nous meinent à l'honneur, à la doctrine, à la santé, fins utiles. Et cette lascheté d'ame à souffrir l'ennuy et la fascherie, sert à nourrir en la conscience, la penitence et la repentance : et à sentir les fleaux de Dieu, pour nostre chastiment, et les fleaux de la correction politique. La compassion sert d'aiguillon à la clemence ; et la prudence de nous conserver et gouverner, est esveillée par nostre crainte : et combien de belles actions par l'ambition ? combien par la presomption ? Aucune eminente et gaillarde vertu en fin, n'est sans quelque agitation desreglée. Seroit-ce pas l'une des raisons qui auroit meu les Epicuriens, à descharger Dieu de tout soin et sollicitude de nos affaires : d'autant que les effects mesmes de sa bonté ne se pouvoient exercer envers nous, sans esbranler son repos, par le moyen des passions, qui sont comme des piqueures et sollicitations acheminans l'ame aux actions vertueuses ? Ou bien ont ils creu autrement, et les ont prinses, comme tempestes, qui desbauchent honteusement l'ame de sa tranquillité ? Ut maris tranquillitas intelligitur, nulla, ne minima quidem, aura fluctus commovente : Sic animi quietus et placatus status cernitur, quum perturbatio nulla est, qua moveri queat.

Quelles differences de sens et de raison, quelle contrarieté d'imaginations nous presente la diversité de nos passions ? Quelle asseurance pouvons nous doncq prendre de chose si instable et si mobile, subjecte par sa condition à la maistrise du trouble, n'allant jamais qu'un pas forcé et emprunté ? Si nostre jugement est en main à la maladie mesmes, et à la perturbation, si c'est de la folie et de la temerité, qu'il est tenu de recevoir l'impression des choses, quelle seurté pouvons nous attendre de luy ?

N'y a il point de hardiesse à la philosophie, d'estimer des hommes qu'ils produisent leurs plus grands effects, et plus approchans de la divinité, quand ils sont hors d'eux, et furieux et insensez ? Nous nous amendons par la privation de nostre raison, et son assoupissement. Les deux voies naturelles, pour entrer au cabinet des Dieux, et y preveoir le cours des destinées, sont la fureur et le sommeil. Cecy est plaisant à considerer. Par la dislocation, que les passions apportent à nostre raison, nous devenons vertueux par son extirpation, que la fureur ou l'image de la mort apporte, nous devenons prophetes et devins. Jamais plus volontiers je ne l'en creu. C'est un pur enthousiasme, que la saincte verité a inspiré en l'esprit philosophique, qui luy arrache contre sa proposition, que l'estat tranquille de nostre ame, l'estat rassis, l'estat plus sain, que la philosophie luy puisse acquerir, n'est pas son meilleur estat. Nostre veillée est plus endormie que le dormir : nostre sagesse moins sage que la folie : noz songes vallent mieux, que noz discours : la pire place, que nous puissions prendre, c'est en nous. Mais pense elle pas, que nous ayons l'advisement de remarquer, que la voix, qui fait l'esprit, quand il est deprins de l'homme, si clair-voyant, si grand, si parfaict, et pendant qu'il est en l'homme, si terrestre, ignorant et tenebreux, c'est une voix partant de l'esprit qui est en l'homme terrestre, ignorant et tenebreux : et à cette cause voix infiable et incroyable ?

Je n'ay point grande experience de ces agitations vehementes, estant d'une complexion molle et poisante ; desquelles la pluspart surprennent subitement nostre ame, sans luy donner loisir de se recognoistre. Mais cette passion, qu'on dit estre produite par l'oisiveté, au coeur des jeunes hommes, quoy qu'elle s'achemine avec loisir et d'un progrés mesuré, elle represente bien evidemment, à ceux qui ont essayé de s'opposer à son effort, la force de cette conversion et alteration, que nostre jugement souffre. J'ay autrefois entrepris de me tenir bandé pour la soustenir et rabattre : car il s'en faut tant que je sois de ceux, qui convient les vices, que je ne les suis pas seulement s'ils ne m'entrainent : je la sentois naistre, croistre, et s'augmenter en despit de ma resistance : et en fin tout voyant et vivant, me saisir et posseder, de façon que, comme d'une yvresse, l'image des choses me commençoit à paroistre autre que de coustume : je voyois evidemment grossir et croistre les advantages du subject que j'allois desirant, et aggrandir et enfler par le vent de mon imagination : les difficultez de mon entreprise, s'aiser et se planir ; mon discours et ma conscience, se tirer arriere : Mais ce feu estant evaporé, tout à un instant, comme de la clarté d'un esclair, mon ame reprendre une autre sorte de veuë, autre estat, et autre jugement : Les difficultez de la retraite, me sembler grandes et invincibles, et les mesmes choses de bien autre goust et visage, que la chaleur du desir ne me les avoit presentées. Lequel plus veritablement, Pyrrho n en sçait rien. Nous ne sommes jamais sans maladie. Les fievres ont leur chaud et leur froid : des effects d'une passion ardente, nous retombons aux effects d'une passion frilleuse.

Autant que je m'estois jetté en avant, je me relance d'autant en arriere.

Qualis ubi alterno procurrens gurgite pontus,
Nunc ruit ad terras scopulisque superjacit undam,
Spumeus, extramamqu
e sinu perfundit arenam :
Nunc rapidus retro atque æstu revoluta resorbens
Saxa fugit, littúsque vado labente relinquit
.

Or de la cognoissance de cette mienne volubilité, j'ay par accident engendré en moy quelque constance d'opinions : et n'ay guere alteré les miennes premieres et naturelles : Car quelque apparence qu'il y ayt en la nouvelleté, je ne change pas aisément, de peur que j'ay de perdre au change : Et puis que je ne suis pas capable de choisir, je prens le choix d'autruy, et me tiens en l'assiette où Dieu m'a mis. Autrement je ne me sçauroy garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grace de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes creances de nostre religion, au travers de tant de sectes et de divisions, que nostre siecle a produites. Les escrits des anciens, je dis les bons escrits, pleins et solides, me tentent, et remuent quasi où ils veulent : celuy que j'oy, me semble tousjours le plus roide : je les trouve avoir raison chacun à son tour, quoy qu'ils se contrarient. Cette aisance que les bons esprits ont, de rendre ce qu'ils veulent vray-semblable ; et qu'il n'est rien si estrange, à quoy ils n'entreprennent de donner assez de couleur, pour tromper une simplicité pareille à la mienne, cela montre evidemment la foiblesse de leur preuve. Le ciel et les estoilles ont branslé trois mille ans, tout le monde l'avoit ainsi creu, jusques à ce que Cleanthes le Samien, ou (selon Theophraste) Nicetas Syracusien s'advisa de maintenir que c'estoit la terre qui se mouvoit, par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l'entour de son aixieu. Et de nostre temps Copernicus a si bien fondé cette doctrine, qu'il s'en sert tres-reglément à toutes les consequences Astrologiennes. Que prendrons nous de là, sinon qu'il ne nous doit chaloir lequel ce soit des deux ? Et qui sçait qu'une tierce opinion d'icy à mille ans, ne renverse les deux precedentes ?

Sic volvenda ætas commutat tempora rerum,
Quod fuit in pretio, fit nullo denique honore,
Porro aliud succedit, Et è con
temptibus exit,
Inque dies magis appetitur, florétque repertum
Laudibus, Et miro est mortales inter honore
.

Ainsi quand il se presente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en deffier, et de considerer qu'avant qu'elle fust produite, sa contraire estoit en vogue : et comme elle a esté renversée par cette-cy, il pourra naistre à l'advenir une tierce invention, qui choquera de mesme la seconde. Avant que les principes qu'Aristote a introduicts, fussent en credit, d'autres principes contentoient la raison humaine, comme ceux-cy nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceux-cy, quel privilege particulier, que le cours de nostre invention s'arreste à eux, et qu'à eux appartient pour tout le temps advenir, la possession de nostre creance ? ils ne sont non plus exempts du boute-hors, qu'estoient leurs devanciers. Quand on me presse d'un nouvel argument, c'est à moy à estimer que ce, à quoy je ne puis satisfaire, un autre y satisfera : Car de croire toutes les apparences, desquelles nous ne pouvons nous deffaire, c'est une grande simplesse : Il en adviendroit par là, que tout le vulgaire, et nous sommes tous du vulgaire, auroit sa creance contournable, comme une girouette : car son ame estant molle et sans resistance, seroit forcée de recevoir sans cesse, autres et autres impressions, la derniere effaçant tousjours la trace de la precedente. Celuy qui se trouve foible, il doit respondre suivant la pratique, qu'il en parlera à son conseil, ou s'en rapporter aux plus sages, desquels il a receu son apprentissage. Combien y a-il que la medecine est au monde ? On dit qu'un nouveau venu, qu'on nomme Paracelse, change et renverse tout l'ordre des regles anciennes, et maintient que jusques à cette heure, elle n'a servy qu'à faire mourir les hommes. Je croy qu'il verifiera aisément cela : Mais de mettre ma vie à la preuve de sa nouvelle experience, je trouve que ce ne seroit pas grand' sagesse.

Il ne faut pas croire à chacun, dit le precepte, par ce que chacun peut dire toutes choses.

Un homme de cette profession de nouvelletez, et de reformations physiques, me disoit, il n'y a pas long temps, que tous les anciens s'estoient notoirement mescontez en la nature et mouvemens des vents, ce qu'il me feroit tres-evidemment toucher à la main, si je voulois l'entendre. Apres que j'euz eu un peu de patience à ouyr ses arguments, qui avoient tout plein de verisimilitude : Comment donc, luy fis-je, ceux qui navigeoient soubs les loix de Theophraste, alloient-ils en Occident, quand ils tiroient en Levant ? alloient-ils à costé, ou à reculons ? C'est la fortune, me respondit-il : tant y a qu'ils se mescontoient. Je luy repliquay lors, que j'aymois mieux suivre les effects, que la raison.

Or ce sont choses, qui se choquent souvent : et m'a lon dict qu'en la Geometrie (qui pense avoir gaigné le hault poinct de certitude parmy les sciences) il se trouve des demonstrations inevitables, subvertissans la verité de l'experience : Comme Jacques Peletier me disoit chez moy, qu'il avoit trouvé deux lignes s'acheminans l'une vers l'autre pour se joindre, qu'il verifioit toutefois ne pouvoir jamais jusques à l'infinité, arriver à se toucher : Et les Pyrrhoniens ne se servent de leurs argumens et de leur raison, que pour ruiner l'apparence de l'experience : et est merveille, jusques où la soupplesse de nostre raison, les a suivis à ce dessein de combattre l'evidence des effects : Car ils verifient que nous ne nous mouvons pas, que nous ne parlons pas, qu'il n'y a point de poisant ou de chault, avecques une pareille force d'argumentations, que nous verifions les choses plus vray-semblables. Ptolomeus, qui a esté un grand personnage, avoit estably les bornes de nostre monde : tous les philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques Isles escartées, qui pouvoient eschapper à leur cognoissance : c'eust esté pyrrhoniser, il y a mille ans, que de mettre en doubte la science de la Cosmographie, et les opinions qui en estoient receuës d'un chacun : c'estoit heresie d'avouer des Antipodes : voila de nostre siecle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une isle, ou une contrée particuliere, mais une partie esgale à peu pres en grandeur, à celle que nous cognoissions, qui vient d'estre descouverte. Les Geographes de ce temps, ne faillent pas d'asseurer, que mes-huy tout est trouvé et que tout est veu ;

Nam quod adest præsto, placet, et pollere videtur.

Sçavoir mon si Ptolomée s'y est trompé autrefois, sur les fondemens de sa raison, si ce ne seroit pas sottise de me fier maintenant à ce que ceux-cy en disent : Et s'il n'est pas plus vray-semblable, que ce grand corps, que nous appellons le monde, est chose bien autre que nous ne jugeons.

Platon dit, qu'il change de visage à tout sens : que le ciel, les estoilles et le Soleil, renversent par fois le mouvement, que nous y voyons : changeant l'Orient à l'Occident. Les Prestres Ægyptiens dirent à Herodote, que depuis leur premier Roy, dequoy il y avoit onze mille tant d'ans (et de tous leurs Roys ils luy feirent veoir les effigies en statues tirées apres le vif) le Soleil avoit changé quatre fois de routte : Que la mer et la terre se changent alternativement, l'une en l'autre. Que la naissance du monde est indeterminée. Aristote, Cicero de mesmes. Et quelqu'un d'entre nous, qu'il est de toute eternité, mortel et renaissant, à plusieurs vicissitudes : appellant à tesmoins Salomon et Isaïe : pour eviter ces oppositions, que Dieu a esté quelque fois createur sans creature : qu'il a esté oisif : qu'il s'est desdict de son oisiveté, mettant la main à cet ouvrage : et qu'il est par consequent subject au changement. En la plus fameuse des Grecques escholes, le monde est tenu un Dieu, faict par un autre Dieu plus grand : et est composé d'un corps et d'une ame, qui loge en son centre, s'espandant par nombres de Musique, à sa circonference : divin, tres-heureux, tres-grand, tres-sage, eternel. En luy sont d'autres Dieux, la mer, la terre, les astres, qui s'entretiennent d'une harmonieuse et perpetuelle agitation et danse divine : tantost se rencontrans, tantost s'esloignans : se cachans, montrans, changeans de rang, ores avant, et ores derriere. Heraclytus establissoit le monde estre composé par feu, et par l'ordre des destinées, se devoir enflammer et resoudre en feu quelque jour, et quelque jour encore renaistre. Et des hommes dit Apulée : sigillatim mortales, cunctim perpetui. Alexandre escrivit à sa mere, la narration d'un Prestre Ægyptien, tirée de leurs monuments, tesmoignant l'ancienneté de cette nation infinie, et comprenant la naissance et progrez des autres païs au vray. Cicero et Diodorus disent de leur temps, que les Chaldeens tenoient registre de quatre cens mille tant d'ans. Aristote, Pline, et autres, que Zoroastre vivoit six mille ans avant l'aage de Platon. Platon dit, que ceux de la ville de Saïs, ont des memoires par escrit, de huict mille ans : et que la ville d'Athenes fut bastie mille ans avant ladicte ville de Saïs. Epicurus, qu'en mesme temps que les choses sont icy comme nous les voyons, elles sont toutes pareilles, et en mesme façon, en plusieurs autres mondes. Ce qu'il eust dict plus asseurément, s'il eust veu les similitudes, et convenances de ce nouveau monde des Indes Occidentales, avec le nostre, present et passé, en si estranges exemples.

En verité considerant ce qui est venu à nostre science du cours de cette police terrestre, je me suis souvent esmerveillé de voir en une tres-grande distance de lieux et de temps, les rencontres d'un si grand nombre d'opinions populaires, sauvages, et des moeurs et creances sauvages, et qui par aucun biais ne semblent tenir à nostre naturel discours. C'est un grand ouvrier de miracles que l'esprit humain. Mais cette relation a je ne sçay quoy encore de plus heteroclite : elle se trouve aussi en noms, et en mille autres choses. Car on y trouva des nations, n'ayans (que nous sçachions) jamais ouy nouvelles de nous, où la circoncision estoit en credit : où il y avoit des estats et grandes polices maintenuës par des femmes, sans hommes : où nos jeusnes et nostre caresme estoit representé, y adjoustant l'abstinence des femmes : où nos croix estoient en diverses façons en credit, icy on en honnoroit les sepultures, on les appliquoit là, et nommément celle de S. André, à se deffendre des visions nocturnes, et à les mettre sur les couches des enfans contre les enchantements : ailleurs ils en rencontrerent une de bois de grande hauteur, adorée pour Dieu de la pluye, et celle là bien fort avant dans la terre ferme : on y trouva une bien expresse image de nos penitentiers : l'usage des mitres, le coelibat des Prestres, l'art de deviner par les entrailles des animaux sacrifiez : l'abstinence de toute sorte de chair et poisson, à leur vivre, la façon aux Prestres d'user en officiant de langue particuliere, et non vulgaire : et cette fantasie, que le premier dieu fut chassé par un second son frere puisné ; qu'ils furent creés avec toutes commoditez, lesquelles on leur a depuis retranchées pour leur peché ; changé leur territoire, et empiré leur condition naturelle : qu'autresfois ils ont esté submergez par l'inondation des eaux celestes, qu'il ne s'en sauva que peu de familles, qui se jetterent dans les haults creux des montagnes, lesquels creux ils boucherent, si que l'eau n'y entra point, ayans enfermé là dedans, plusieurs sortes d'animaux ; que quand ils sentirent la pluye cesser, ils mirent hors des chiens, lesquels estans revenus nets et mouillez, ils jugerent l'eau n'estre encore guere abaissée ; depuis en ayans faict sortir d'autres, et les voyans revenir bourbeux, ils sortirent repeupler le monde, qu'ils trouverent plein seulement de serpens.

On rencontra en quelque endroit, la persuasion du jour du jugement, si qu'ils s'offençoient merveilleusement contre les Espagnols qui espandoient les os des trespassez, en fouillant les richesses des sepultures, disans que ces os escartez ne se pourroient facilement rejoindre : la trafique par eschange, et non autre, foires et marchez pour cet effect : des nains et personnes difformes, pour l'ornement des tables des Princes : l'usage de la fauconnerie selon la nature de leurs oyseaux ; subsides tyranniques : delicatesses de jardinages ; dances, saults bateleresques ; musique d'instrumens ; armoiries ; jeux de paulme ; jeu de dez et de sort, auquel ils s'eschauffent souvent, jusques à s'y jouer eux mesmes, et leur liberté : medecine non autre que de charmes : la forme d'escrire par figures : creance d'un seul premier homme pere de tous les peuples : adoration d'un Dieu qui vesquit autrefois homme en parfaite virginité, jeusne, et poenitence, preschant la loy de nature, et des ceremonies de la religion, et qui disparut du monde, sans mort naturelle : l'opinion des geants : l'usage de s'enyvrer de leurs breuvages, et de boire d'autant : ornemens religieux peints d'ossemens et testes de morts, surplys, eau-beniste, aspergez ; femmes et serviteurs, qui se presentent à l'envy à se brusler et enterrer, avec le mary ou maistre trespassé : loy que les aisnez succedent à tout le bien, et n'est reservé aucune part au puisné, que d'obeissance : coustume à la promotion de certain office de grande authorité, que celuy qui est promeu prend un nouveau nom, et quitte le sien : de verser de la chaulx sur le genou de l'enfant freschement nay, en luy disant, Tu és venu de pouldre, et retourneras en pouldre : l'art des augures.

Ces vains ombrages de nostre religion, qui se voient en aucuns de ces exemples, en tesmoignent la dignité et la divinité. Non seulement elle s'est aucunement insinuée en toutes les nations infideles de deça, par quelque imitation, mais à ces barbares aussi comme par une commune et supernaturelle inspiration : car on y trouva aussi la creance du purgatoire, mais d'une forme nouvelle ; ce que nous donnons au feu, ils le donnent au froid, et imaginent les ames, et purgées, et punies, par la rigueur d'une extreme froidure. Et m'advertit cet exemple, d'une autre plaisante diversité : car comme il s'y trouva des peuples qui aymoyent à deffubler le bout de leur membre, et en retranchoyent la peau à la Mahumetane et à la Juifve, il s'y en trouva d'autres, qui faisoient si grande conscience de le deffubler, qu'à tout des petits cordons, ils portoient leur peau bien soigneusement estiree et attachee au dessus, de peur que ce bout ne vist l'air. Et de ceste diversité aussi, que comme nous honorons les Roys et les festes, en nous parant des plus honnestes vestements que nous ayons : en aucunes regions, pour monstrer toute disparité et submission à leur Roy, les subjects se presentoyent à luy, en leurs plus viles habillements, et entrants au palais prennent quelque vieille robe deschiree sur la leur bonne, à ce que tout le lustre, et l'ornement soit au maistre. Mais suyvons.

Si nature enserre dans les termes de son progrez ordinaire, comme toutes autres choses, aussi les creances, les jugemens, et opinions des hommes : si elles ont leur revolution, leur saison, leur naissance, leur mort, comme les choux : si le ciel les agite, et les roule à sa poste, qu'elle magistrale authorité et permanante, leur allons nous attribuant ? Si par experience nous touchons à la main que la forme de nostre estre despend de l'air, du climat, et du terroir où nous naissons : non seulement le tainct, la taille, la complexion et les contenances, mais encore les facultez de l'ame : Et plaga coeli non solum ad robur corporum, sed etiam animorum facit, dit Vegece : Et que la Deesse fundatrice de la ville d'Athenes, choisit à la situer, une temperature de pays, qui fist les hommes prudents, comme les prestres d'Ægypte apprindrent à Solon : Athenis tenue coelum : ex quo etiam acutiores putantur Attici : crassum Thebis : itaque pingues Thebani, et valentes : en maniere qu'ainsi que les fruicts naissent divers, et les animaux, les hommes naissent aussi plus et moins belliqueux, justes, temperans et dociles : icy subjects au vin, ailleurs au larecin ou à la paillardise : icy enclins à superstition, ailleurs à la mescreance : icy à la liberté, icy à la servitude : capables d'une science ou d'un art : grossiers ou ingenieux : obeyssans ou rebelles : bons ou mauvais, selon que porte l'inclination du lieu où ils sont assis, et prennent nouvelle complexion, si on les change de place, comme les arbres : qui fut la raison, pour laquelle Cyrus ne voulut accorder aux Perses d'abandonner leur pays aspre et bossu, pour se transporter en un autre doux et plain : disant que les terres grasses et molles font les hommes mols, et les fertiles les esprits infertiles. Si nous voyons tantost fleurir un art, une creance, tantost une autre, par quelque influance celeste : tel siecle produire telles natures, et incliner l'humain genre à tel ou tel ply : les esprits des hommes tantost gaillars, tantost maigres, comme nos champs : que deviennent toutes ces belles prerogatives dequoy nous nous allons flattants ? Puis qu'un homme sage se peut mesconter, et cent hommes, et plusieurs nations : voire et l'humaine nature selon nous, se mesconte plusieurs siecles, en cecy ou en cela : quelle seureté avons nous que par fois elle cesse de se mesconter, et qu'en ce siecle elle ne soit en mescompte ?

Il me semble entre autres tesmoignages de nostre imbecillité, que celuy-cy ne merite pas d'estre oublié, que par desir mesme, l'homme ne sçache trouver ce qu'il luy faut : que non par jouyssance, mais par imagination et par souhait, nous ne puissions estre d'accord de ce dequoy nous avons besoing pour nous contenter. Laissons à nostre pensée tailler et coudre à son plaisir : elle ne pourra pas seulement desirer ce qui luy est propre, et se satisfaire.

quid enim ratione timemus
Aut cupimus ? quid tam dextro pede concipis, ut te
Conatus non poeniteat, votique peracti ?

C'est pourquoy Socrates ne requeroit les Dieux, sinon de luy donner ce qu'ils sçavoient luy estre salutaire. Et la priere des Lacedemoniens publique et privée portoit, simplement les choses bonnes et belles leur estre octroyées : remettant à la discretion de la puissance supreme le triage et choix d'icelles.

Conjugium petimus partumque uxoris, at illi
Notum qui pueri, qualisque futura sit uxor
.

Et le Chrestien supplie Dieu que sa volonté soit faicte : pour ne tomber en l'inconvenient que les poëtes feignent du Roy Midas. Il requit les dieux que tout ce qu'il toucheroit se convertist en or : sa priere fut exaucée, son vin fut or, son pain or, et la plume de sa couche, et d'or sa chemise et son vestement : de façon qu'il se trouva accablé soubs la jouyssance de son desir, et estrené d'une insupportable commodité : il luy falut desprier ses prieres :

Attonitus novitate mali, divesque miserque,
Effugere optat opes, et quæ modo voverat, odit
.

Disons de moy-mesme. Je demandois à la fortune autant qu'autre chose, l'ordre Sainct Michel estant jeune : car c'estoit lors l'extreme marque d'honneur de la noblesse Françoise, et tres-rare. Elle me l'a plaisamment accordé. Au lieu de me monter et hausser de ma place, pour y aveindre, elle m'a bien plus gratieusement traitté, elle l'a ravallé et rabaissé jusques à mes espaules et au dessoubs.

Cleobis et Biton, Trophonius et Agamedes, ayants requis ceux la leur Deesse, ceux-cy leur Dieu, d'une recompense digne de leur pieté, eurent la mort pour present : tant les opinions celestes sur ce qu'il nous faut, sont diverses aux nostres.

Dieu pourroit nous ottroyer les richesses, les honneurs, la vie et la santé mesme, quelquefois à nostre dommage : car tout ce qui nous est plaisant, ne nous est pas tousjours salutaire : si au lieu de la guerison, il nous envoye la mort, ou l'empirement de nos maux : Virga tua et baculus tuus ipsa me consolata sunt : il le fait par les raisons de sa providence, qui regarde bien plus certainement ce qui nous est deu, que nous ne pouvons faire : et le devons prendre en bonne part, comme d'une main tres-sage et tres-amie.

si consilium vis,
Permittes ipsis expendere numinibus, quid
Conveniat nobis, rebùsque sit utile nostris :
Charior est illis homo quàm sibi
.

Car de les requerir des honneurs, des charges, c'est les requerir, qu'ils vous jettent à une bataille, ou au jeu des dez, ou telle autre chose, de laquelle l'issue vous est incognue, et le fruict doubteux.

Il n'est point de combat si violent entre les philosophes, et si aspre, que celuy qui se dresse sur la question du souverain bien de l'homme : duquel par le calcul de Varro, nasquirent deux cens quatre vingtz sectes. Qui autem de summo bono dissentit, de tota philosophiæ ratione disputat.

Tres mihi convivæ prope dissentire videntur,
Poscentes vario multum diversa palato :
Quid dem ? quid non dem ? renvis tu quod jubet alter,
Quod petis, id sanè est invisum acidumque duobus
.

Nature devroit ainsi respondre à leurs contestations, et à leurs debats.

Les uns disent nostre bien estre, loger en la vertu : d'autres, en la volupté : d'autres, au consentir à nature : qui en la science : qui à n'avoir point de douleur : qui à ne se laisser emporter aux apparences : et à ceste fantasie semble retirer cet'autre, de l'ancien Pythagoras :

Nil admirari prope res est una, Numaci,
Soláque quæ possit facere et servare beatum
,

qui est la fin de la secte Pyrrhoniene. Aristote attribue à magnanimité, rien n'admirer. Et disoit Archesilas, les soustenemens et l'estat droit et inflexible du jugement, estre les biens : mais les consentemens et applications estre les vices et les maux. Il est vray qu'en ce qu'il l'establissoit par axiome certain, il se départoit du Pyrrhonisme. Les Pyrrhoniens, quand ils disent que le souverain bien c'est l'Ataraxie, qui est l'immobilité du jugement, ils ne l'entendent pas dire d'une façon affirmative, mais le mesme bransle de leur ame, qui leur fait fuir les precipices, et se mettre à couvert du serein, celuy là mesme leur presente ceste fantasie, et leur en fait refuser une autre.

Combien je desire, que pendant que je vis, ou quelque autre, ou Justus Lipsius, le plus sçavant homme qui nous reste, d'un esprit tres-poly et judicieux, vrayement germain à mon Turnebus, eust et la volonté, et la santé, et assez de repos, pour ramasser en un registre, selon leurs divisions et leurs classes, sincerement et curieusement, autant que nous y pouvons voir, les opinions de l'ancienne philosophie sur le subject de nostre estre et de nos moeurs, leurs controverses, le credit et suitte des pars, l'application de la vie des autheurs et sectateurs, à leurs preceptes, és accidens memorables et exemplaires ! Le bel ouvrage et utile que ce seroit !

Au demeurant, si c'est de nous que nous tirons le reglement de nos moeurs, à quelle confusion nous rejettons nous ? Car ce que nostre raison nous y conseille de plus vray-semblable, c'est generalement à chacun d'obeyr aux loix de son pays, comme est l'advis de Socrates inspiré (dit-il) d'un conseil divin. Et par là que veut elle dire, sinon que nostre devoir n'a autre regle que fortuite ? La verité doit avoir un visage pareil et universel. La droiture et la justice, si l'homme en cognoissoit, qui eust corps et veritable essence, il ne l'attacheroit pas à la condition des coustumes de ceste contrée, ou de celle là : ce ne seroit pas de la fantasie des Perses ou des Indes, que la vertu prendroit sa forme. Il n'est rien subject à plus continuelle agitation que les loix. Depuis que je suis nay, j'ay veu trois et quatre fois, rechanger celles des Anglois noz voisins, non seulement en subject politique, qui est celuy qu'on veut dispenser de constance, mais au plus important subject qui puisse estre, à sçavoir de la religion. Dequoy j'ay honte et despit, d'autant plus que c'est une nation, à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois une si privée accointance, qu'il reste encore en ma maison aucunes traces de nostre ancien cousinage.

Et chez nous icy, j'ay veu telle chose qui nous estoit capitale, devenir legitime : et nous qui en tenons d'autres, sommes à mesmes, selon l'incertitude de la fortune guerriere, d'estre un jour criminels de læse majesté humaine et divine, nostre justice tombant à la mercy de l'injustice : et en l'espace de peu d'années de possession, prenant une essence contraire.

Comment pouvoit ce Dieu ancien plus clairement accuser en l'humaine cognoissance l'ignorance de l'estre divin : et apprendre aux hommes, que leur religion n'estoit qu'une piece de leur invention, propre à lier leur societé, qu'en declarant, comme il fit, à ceux qui en recherchoient l'instruction de son trepied, que le vray culte à chacun, estoit celuy qu'il trouvoit observé par l'usage du lieu, où il estoit. O Dieu, quelle obligation n'avons nous à la benignité de nostre souverain createur, pour avoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes et arbitraires devotions, et l'avoir logée sur l'eternelle base de sa saincte parolle ?

Que nous dira donc en ceste necessité la philosophie ? que nous suyvions les loix de nostre pays ? c'est à dire ceste mer flottante des opinions d'un peuple, ou d'un Prince, qui me peindront la justice d'autant de couleurs, et la reformeront en autant de visages, qu'il y aura en eux de changemens de passion. Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce, que je voyois hyer en credit, et demain ne l'estre plus : et que le traject d'une riviere fait crime ?

Quelle verité est-ce que ces montaignes bornent mensonge au monde qui se tient au delà ?

Mais ils sont plaisans, quand pour donner quelque certitude aux loix, ils disent qu'il y en a aucunes fermes, perpetuelles et immuables, qu'ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l'humain genre par la condition de leur propre essence : et de celles là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins : signe, que c'est une marque aussi douteuse que le reste. Or ils sont si defortunez (car comment puis je nommer cela, sinon defortune, que d'un nombre de loix si infiny, il ne s'en rencontre aumoins une que la fortune et temerité du sort ait permis estre universellement receuë par le consentement de toutes les nations ?) ils sont, dis-je, si miserables, que de ces trois ou quatre loix choisies, il n'en y a une seule, qui ne soit contredite et desadvoüee, non par une nation, mais par plusieurs. Or c'est la seule enseigne vray-semblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes loix naturelles, que l'université de l'approbation : car ce que nature nous auroit veritablement ordonné, nous l'ensuyvrions sans doubte d'un commun consentement : et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentiroit la force et la violence, que luy feroit celuy, qui le voudroit pousser au contraire de ceste loy. Qu'ils m'en montrent pour voir, une de ceste condition. Protagoras et Ariston ne donnoyent autre essence à la justice des loix, que l'authorité et opinion du legislateur : et que cela mis à part, le bon et l'honneste perdoyent leurs qualitez, et demeuroyent des noms vains, de choses indifferentes. Thrasymachus en Platon estime qu'il n'y a point d'autre droit que la commodité du superieur. Il n'est chose, en quoy le monde soit si divers qu'en coustumes et loix. Telle chose est icy abominable, qui apporte recommandation ailleurs : comme en Lacedemone la subtilité de desrober. Les mariages entre les proches sont capitalement defendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur,

gentes esse feruntur,
In quibus et nato genitrix, et nata parenti
Jungitur, Et pietas geminato crescit amore
.

le meurtre des enfans, meurtre des peres, communication de femmes, trafique de voleries, licence à toutes sortes de voluptez : il n'est rien en somme si extreme, qui ne se trouve receu par l'usage de quelque nation.

Il est croyable qu'il y a des loix naturelles : comme il se voit és autres creatures : mais en nous elles sont perduës, ceste belle raison humaine s'ingerant par tout de maistriser et commander, brouïllant et confondant le visage des choses, selon sa vanité et inconstance. Nihil itaque amplius nostrum est : quod nostrum dico, artis est.

Les subjets ont divers lustres et diverses considerations : c'est de là que s'engendre principalement la diversité d'opinions. Une nation regarde un subject par un visage, et s'arreste à celuy là : l'autre par un autre.

Il n'est rien si horrible à imaginer, que de manger son pere. Les peuples qui avoyent anciennement ceste coustume, la prenoyent toutesfois pour tesmoignage de pieté et de bonne affection, cherchant par là à donner à leurs progeniteurs la plus digne et honorable sepulture : logeants en eux mesmes et comme en leurs moelles, les corps de leurs peres et leurs reliques : les vivifiants aucunement et regenerants par la transmutation en leur chair vive, au moyen de la digestion et du nourrissement. Il est aysé à considerer quelle cruauté et abomination c'eust esté à des hommes abreuvez et imbus de ceste superstition, de jetter la despouïlle des parens à la corruption de la terre, et nourriture des bestes et des vers.

Lycurgus considera au larrecin, la vivacité, diligence, hardiesse, et adresse, qu'il y a à surprendre quelque chose de son voisin, et l'utilité qui revient au public, que chacun en regarde plus curieusement à la conservation de ce qui est sien : et estima que de ceste double institution, à assaillir et à defendre, il s'en tiroit du fruit à la discipline militaire (qui estoit la principale science et vertu, à quoy il vouloit duire ceste nation) de plus grande consideration, que n'estoit le desordre et l'injustice de se prevaloir de la chose d'autruy.

Dionysius le tyran offrit à Platon une robbe à la mode de Perse, longue, damasquinée, et parfumée : Platon la refusa, disant, qu'estant nay homme, il ne se vestiroit pas volontiers de robbe de femme : mais Aristippus l'accepta, avec ceste responce, que nul accoustrement ne pouvoit corrompre un chaste courage. Ses amis tançoient sa lascheté de prendre si peu à coeur, que Dionysius luy eust craché au visage : Les pescheurs (dit-il) souffrent bien d'estre baignés des ondes de la mer, depuis la teste jusqu'aux pieds, pour attraper un goujon. Diogenes lavoit ses choulx, et le voyant passer, Si tu sçavois vivre de choulx, tu ne ferois pas la cour à un tyran. A quoy Aristippus, Si tu sçavois vivre entre les hommes, tu ne laverois pas des choulx. Voylà comment la raison fournit d'apparence à divers effects. C'est un pot à deux ances, qu'on peut saisir à gauche et à dextre.

bellum ô terra hospita portas,
Bello armantur equi, bellum hæc armenta minantur :
Sed tamen iidem olim curru succedere sueti
Quadrupedes, et fræna jugo concordia ferre,
Spes est pacis
.

On preschoit Solon de n'espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : Et c'est pour cela (dit-il) que plus justement je les espans, qu'elles sont inutiles et impuissantes. La femme de Socrates rengregeoit son deuil par telle circonstance, ô qu'injustement le font mourir ces meschants juges ! Aimerois tu donc mieux que ce fust justement ? luy repliqua il.

Nous portons les oreilles percées, les Grecs tenoient celà pour une marque de servitude. Nous nous cachons pour jouïr de nos femmes, les Indiens le font en public. Les Scythes immoloyent les estrangers en leurs temples, ailleurs les temples servent de franchise.

Inde furor vulgi, quod numina vicinorum
Odit quisque locus, cùm solos credat habendos
Esse Deos quos ipse colit
.

J'ay ouy parler d'un juge, lequel où il rencontroit un aspre conflit entre Bartolus et Baldus, et quelque matiere agitée de plusieurs contrarietez, mettoit en marge de son livre, Question pour l'amy, c'est à dire que la verité estoit si embrouillée et debatue, qu'en pareille cause, il pourroit favoriser celle des parties, que bon luy sembleroit. Il ne tenoit qu'à faute d'esprit et de suffisance, qu'il ne peust mettre par tout, Question pour l'amy. Les advocats et les juges de nostre temps, trouvent à toutes causes, assez de biais pour les accommoder où bon leur semble. A une science si infinie, dépendant de l'authorité de tant d'opinions, et d'un subject si arbitraire, il ne peut estre, qu'il n'en naisse une confusion extreme de jugemens. Aussi n'est-il guere si clair procés, auquel les advis ne se trouvent divers : ce qu'une compaignie a jugé, l'autre le juge au contraire, et elle mesmes au contraire une autre fois. Dequoy nous voyons des exemples ordinaires, par ceste licence, qui tache merveilleusement la cerimonieuse authorité et lustre de nostre justice, de ne s'arrester aux arrests, et courir des uns aux autres juges, pour decider d'une mesme cause.

Quant à la liberté des opinions philosophiques, touchant le vice et la vertu, c'est chose où il n'est besoing de s'estendre : et où il se trouve plusieurs advis, qui valent mieux teus que publiez aux foibles esprits. Arcesilaus disoit n'estre considerable en la paillardise, de quel costé et par où on le fust. Et obscænas voluptates, si natura requirit, non genere, aut loco, aut ordine, sed forma, ætate, figura metiendas Epicurus putat.

Ne amores quidem sanctos a sapiente alienos esse arbitrantur. Quæramus ad quam usque ætatem juvenes amandi sint. Ces deux derniers lieux Stoïques, et sur ce propos, le reproche de Diogarchus à Platon mesme, montrent combien la plus saine philosophie souffre de licences esloignées de l'usage commun, et excessives.

Les loix prennent leur authorité de la possession et de l'usage : il est dangereux de les ramener à leur naissance : elles grossissent et s'annoblissent en roulant, comme nos rivieres : suyvez les contremont jusques à leur source, ce n'est qu'un petit surjon d'eau à peine recognoissable, qui s'enorgueillit ainsin, et se fortifie, en vieillissant. Voyez les anciennes considerations, qui ont donné le premier branle à ce fameux torrent, plein de dignité, d'horreur et de reverence : vous les trouverez si legers et si delicates, que ces gens icy qui poisent tout, et le ramenent à la raison, et qui ne reçoivent rien par authorité et à credit, il n'est pas merveille s'ils ont leurs jugements souvent tres-esloignez des jugemens publiques. Gens qui prennent pour patron l'image premiere de nature, il n'est pas merveille, si en la pluspart de leurs opinions, ils gauchissent la voye commune. Comme pour exemple : peu d'entre eux eussent approuvé les conditions contrainctes de nos mariages : et la plus part ont voulu les femmes communes, et sans obligation. Ils refusoient nos ceremonies : Chrysippus disoit, qu'un philosophe fera une douzaine de culebutes en public, voire sans haut de chausses, pour une douzaine d'olives. A peine eust il donné advis à Clisthenes de refuser la belle Agariste sa fille, à Hippoclides, pour luy avoir veu faire l'arbre fourché sur une table.

Metrocles lascha un peu indiscretement un pet en disputant, en presence de son eschole : et se tenoit en sa maison caché de honte, jusques à ce que Crates le fut visiter : et adjoustant à ses consolations et raisons, l'exemple de sa liberté, se mettant à peter à l'envy avec luy, il luy osta ce scrupule : et de plus, le retira à sa secte Stoïque, plus franche, de la secte Peripatetique plus civile, laquelle jusques lors il avoit suivy.

Ce que nous appellons honnesteté, de n'oser faire à descouvert, ce qui nous est honneste de faire à couvert, ils l'appelloient sottise : et de faire le fin à taire et desadvoüer ce que nature, coustume, et nostre desir publient et proclament de nos actions, ils l'estimoyent vice. Et leur sembloit, que c'estoit affoller les mysteres de Venus, que de les oster du retiré sacraire de son temple, pour les exposer à la veuë du peuple : Et que tirer ses jeux hors du rideau, c'estoit les perdre. C'est chose de poix, que la honte : La recelation, reservation, circonscription, parties de l'estimation. Que la volupté tres ingenieusement faisoit instance, sous le masque de la vertu, de n'estre prostituée au milieu des quarrefours, foulée des pieds et des yeux de la commune, trouvant à dire la dignité et commodité de ses cabinets accoustumez. De là disent aucuns, que d'oster les bordels publiques, c'est non seulement espandre par tout la paillardise, qui estoit assignée à ce lieu là, mais encore esguillonner les hommes vagabonds et oisifs à ce vice, par la malaisance.

Moechus es Aufidiæ qui vir Corvine fuisti,
Rivalis fuerat qui tuus, ille vir est.
Cur aliena placet tibi, quæ tua non placet ux
or ?
Nunquid securus non potes arrigere ?

Ceste experience se diversifie en mille exemples.

Nullus in urbe fuit tota, qui tangere vellet
Uxorem gratis Cæciliane tuam,
Dum licuit : sed nunc positis custodibus, ingens
Turba fututorum est. Ingeniosus homo es
.

On demanda à un philosophe qu'on surprit à mesme, ce qu'il faisoit : il respondit tout froidement, Je plante un homme : ne rougissant non plus d'estre rencontré en cela, que si on l'eust trouvé plantant des aulx.

C'est, comme j'estime, d'une opinion tendre, respectueuse, qu'un grand et religieux autheur tient ceste action, si necessairement obligée à l'occultation et à la vergongne, qu'en la licence des embrassements Cyniques, il ne se peut persuader, que la besoigne en vinst à sa fin : ains qu'elle s'arrestoit à representer des mouvements lascifs seulement, pour maintenir l'impudence de la profession de leur eschole : et que pour eslancer ce que la honte avoit contrainct et retiré, il leur estoit encore apres besoin de chercher l'ombre. Il n'avoit pas veu assez avant en leur desbauche. Car Diogenes exerçant en publiq sa masturbation, faisoit souhait en presence du peuple assistant, de pouvoir ainsi saouler son ventre en le frottant. A ceux qui luy demandoyent, pourquoy il ne cherchoit lieu plus commode à manger, qu'en pleine ruë : C'est, respondoit il, que j'ay faim en pleine ruë. Les femmes philosophes, qui se mesloyent à leur secte, se mesloyent aussi à leur personne, en tout lieu, sans discretion : et Hipparchia ne fut receuë en la societé de Crates, qu'en condition de suyvre en toutes choses les uz et coustumes de sa reigle. Ces philosophes icy donnoient extreme prix à la vertu : et refusoyent toutes autres disciplines que la morale : si est-ce qu'en toutes actions ils attribuoyent la souveraine authorité à l'election de leur sage, et au dessus des loix : et n'ordonnoyent aux voluptez autre bride, que la moderation, et la conservation de la liberté d'autruy.

Heraclitus et Protagoras, de ce que le vin semble amer au malade, et gracieux au sain : l'aviron tortu dans l'eau, et droit à ceux qui le voyent hors de là : et de pareilles apparences contraires qui se trouvent aux subjects, argumenterent que tous subjects avoyent en eux les causes de ces apparences : et qu'il y avoit au vin quelque amertume, qui se rapportoit au goust du malade ; l'aviron, certaine qualité courbe, se rapportant à celuy qui le regarde dans l'eau. Et ainsi de tout le reste. Qui est dire, que tout est en toutes choses, et par consequent rien en aucune : car rien n'est, où tout est.

Ceste opinion me ramentoit l'experience que nous avons, qu'il n'est aucun sens ny visage, ou droict, ou amer, ou doux, ou courbe, que l'esprit humain ne trouve aux escrits, qu'il entreprend de fouïller. En la parole la plus nette, pure, et parfaicte, qui puisse estre, combien de fauceté et de mensonge a lon faict naistre ? quelle heresie n'y a trouvé des fondements assez, et tesmoignages, pour entreprendre et pour se maintenir ? C'est pour cela, que les autheurs de telles erreurs, ne se veulent jamais departir de ceste preuve du tesmoignage de l'interpretation des mots. Un personnage de dignité, me voulant approuver par authorité, ceste queste de la pierre philosophale, où il est tout plongé : m'allegua dernierement cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il disoit, s'estre premierement fondé pour la descharge de sa conscience : (car il est de profession Ecclesiastique) et à la verité l'invention n'en estoit pas seulement plaisante, mais encore bien proprement accommodée à la deffence de ceste belle science.

Par ceste voye, se gaigne le credit des fables divinatrices. Il n'est prognostiqueur, s'il a ceste authorité, qu'on le daigne feuilleter, et rechercher curieusement tous les plis et lustres de ses paroles, à qui on ne face dire tout ce qu'on voudra, comme aux Sybilles : Il y a tant de moyens d'interpretation, qu'il est malaisé que de biais, ou de droit fil, un esprit ingenieux ne rencontre en tout subjet, quelque air, qui luy serve à son poinct.

Pourtant se trouve un stile nubileux et doubteux, en si frequent et ancien usage. Que l'autheur puisse gaigner cela d'attirer et embesoigner à soy la posterité. Ce que non seulement la suffisance, mais autant, ou plus, la faveur fortuite de la matiere peut gaigner. Qu'au demeurant il se presente par bestise ou par finesse, un peu obscurement et diversement : ne luy chaille : Nombre d'esprits le belutants et secoüants, en exprimeront quantité de formes, ou selon, ou à costé, ou au contraire de la sienne, qui luy feront toutes honneur. Il se verra enrichi des moyens de ses disciples, comme les regents du Landit.

C'est ce qui a faict valoir plusieurs choses de neant, qui a mis en credit plusieurs escrits, et chargé de toute sorte de matiere qu'on a voulu : une mesme chose recevant mille et mille, et autant qu'il nous plaist d'images et considerations diverses. Est-il possible qu'Homere aye voulu dire tout ce qu'on luy fait dire : et qu'il se soit presté à tant et sidiverses figures, que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gents, qui traittent sciences, pour diversement et contrairement qu'ils les traittent, s'appuyent de luy, s'en rapportent à luy : Maistre general à touts offices, ouvrages, et artisans : General Conseiller à toutes entreprises ? Quiconque a eu besoing d'oracles et de predictions, en y a trouvé pour son faict. Un personnage sçavant et de mes amis, c'est merveille quels rencontres et combien admirables il fait naistre, en faveur de nostre religion : et ne se peut aysément departir de ceste opinion, que ce ne soit le dessein d'Homere, (si luy est cet autheur aussi familier qu'à homme de nostre siecle) Et ce qu'il trouve en faveur de la nostre, plusieurs anciennement l'avoient trouvé en faveur des leurs.

Voyez demener et agiter Platon, chacun s'honorant de l'appliquer à soy, le couche du costé qu'il le veut. On le promeine et l'insere à toutes les nouvelles opinions, que le monde reçoit : et le differente lon à soy-mesmes selon le different cours des choses : On fait desadvoüer à son sens, les moeurs licites en son siecle, d'autant qu'elles sont illicites au nostre. Tout cela, vivement et puissamment, autant qu'est puissant et vif l'esprit de l'interprete.

Sur ce mesme fondement qu'avoit Heraclitus, et ceste sienne sentence, Que toutes choses avoyent en elles les visages qu'on y trouvoit, Democritus en tiroit une toute contraire conclusion : c'est que les subjects n'avoient du tout rien de ce que nous y trouvions : et de ce que le miel estoit doux à l'un, et amer à l'autre, il argumentoit, qu'il n'estoit ny doux, ny amer. Les Pyrrhoniens diroient qu'ils ne sçavent s'il est doux ou amer, ou ny l'un ny l'autre, ou tous les deux : car ceux-cy gaignent tousjours le haut poinct de la dubitation.

Les Cyrenayens tenoyent, que rien n'estoit preceptible par le dehors, et que cela estoit seulement perceptible, qui nous touchoit par l'interne attouchement, comme la douleur et la volupté : ne recognoissants ny ton, ny couleur, mais certaines affections seulement, qui nous en venoyent : et que l'homme n'avoit autre siege de son jugement. Protagoras estimoit estre vray à chacun, ce qui semble à chacun. Les Epicuriens logent aux sens tout jugement, et en la notice des choses, et en la volupté. Platon a voulu, le jugement de la verité, et la verité mesme retirée des opinions et des sens, appartenir à l'esprit et à la cogitation.

Ce propos m'a porté sur la consideration des sens, ausquels git le plus grand fondement et preuve de nostre ignorance. Tout ce qui se cognoist, il se cognoist sans doubte par la faculté du cognoissant : car puis que le jugement vient de l'operation de celuy qui juge, c'est raison que ceste operation il la parface par ses moyens et volonté, non par la contraincte d'autruy : comme il adviendroit, si nous cognoissions les choses par la force et selon la loy de leur essence. Or toute cognoissance s'achemine en nous par les sens, ce sont nos maistres :

via qua munita fidei
Proxima fert humanum in pectus, templáque mentis
.

La science commence par eux, et se resout en eux. Apres tout, nous ne sçaurions non plus qu'une pierre, si nous ne sçavions, qu'il y a son, odeur, lumiere, saveur, mesure, poix, mollesse, durté, aspreté, couleur, polisseure, largeur, profondeur. Voyla le plant et les principes de tout le bastiment de nostre science. Et selon aucuns, science n'est rien autre chose, que sentiment. Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne me sçauroit faire reculer plus arriere. Les sens sont le commencement et la fin de l'humaine cognoissance.

Invenies primis ab sensibus esse creatam
Notitiam veri, neque sensus posse refelli.
Quid majore fide porro quàm sensus haberi
Debet ?

Qu'on leur attribue le moins qu'on pourra, tousjours faudra il leur donner celà, que par leur voye et entremise s'achemine toute nostre instruction. Cicero dit que Chrysippus ayant essayé de rabattre de la force des sens et de leur vertu, se representa à soy-mesmes des argumens au contraire, et des oppositions si vehementes, qu'il n'y peut satisfaire. Surquoy Carneades, qui maintenoit le contraire party, se vantoit de se servir des armes mesmes et paroles de Chrysippus, pour le combattre : et s'escrioit à ceste cause contre luy : O miserable, ta force t'a perdu. Il n'est aucun absurde, selon nous, plus extreme, que de maintenir que le feu n'eschauffe point, que la lumiere n'esclaire point, qu'il n'y a point de pesanteur au fer, ny de fermeté, qui sont notices que nous apportent les sens ; ny creance, ou science en l'homme, qui se puisse comparer à celle-là en certitude.

La premiere consideration que j'ay sur le subject des sens, est que je mets en doubte que l'homme soit prouveu de tous sens naturels. Je voy plusieurs animaux, qui vivent une vie entiere et parfaicte, les uns sans la veuë, autres sans l'ouye : qui sçait si à nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois, et plusieurs autres sens ? Car s'il en manque quelqu'un, nostre discours n'en peut découvrir le defaut. C'est le privilege des sens, d'estre l'extreme borne de nostre apercevance : Il n'y a rien au delà d'eux, qui nous puisse servir à les descouvrir : voire ny l'un sens n'en peut descouvrir l'autre.

An poterunt oculos aures reprehendere, an aures
Tactus, an hunc porro tactum sapor arguet oris,
An confutabunt nares, oculive revincent ?

Ils font trestous, la ligne extreme de nostre faculté.

seorsum cuique potestas
Divisa est, sua vis cuique est
.

Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle, qu'il n'y void pas, impossible de luy faire desirer la veuë et regretter son defaut.

Parquoy, nous ne devons prendre aucune asseurance de ce que nostre ame est contente et satisfaicte de ceux que nous avons : veu qu'elle n'a pas dequoy sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aveugle, par discours, argument, ny similitude, qui loge en son imagination aucune apprehension, de lumiere, de couleur, et de veuë. Il n'y a rien plus arriere, qui puisse pousser le sens en evidence. Les aveugles nais, qu'on void desirer à voir, ce n'est pas pour entendre ce qu'ils demandent : ils ont appris de nous, qu'ils ont à dire quelque chose, qu'ils ont quelque chose à desirer, qui est en nous, laquelle ils nomment bien, et ses effects et consequences : mais ils ne sçavent pourtant pas que c'est, ny ne l'apprehendent ny pres ny loing.

J'ay veu un gentil-homme de bonne maison, aveugle nay, aumoins aveugle de tel aage, qu'il ne sçait que c'est que de veuë : il entend si peu ce qui luy manque, qu'il use et se sert comme nous, des paroles propres au voir, et les applique d'une mode toute sienne et particuliere. On luy presentoit un enfant duquel il estoit parrain, l'ayant pris entre ses bras : Mon Dieu, dit-il, le bel enfant, qu'il le fait beau voir, qu'il a le visage gay. Il dira comme l'un d'entre nous, Ceste sale a une belle veuë, il fait clair, il fait beau soleil. Il y a plus : car par ce que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la bute, et qu'il l'a ouy dire, il s'y affectionne et s'y embesoigne : et croid y avoir la mesme part, que nous y avons : il s'y picque et s'y plaist, et ne les reçoit pourtant que par les oreilles. On luy crie, que voyla un liévre, quand on est en quelque belle splanade, où il puisse picquer : et puis on luy dit encore, que voyla un lievre pris : le voyla aussi fier de sa prise, comme il oit dire aux autres, qu'ils le sont. L'esteuf, il le prend à la main gauche, et le pousse à tout sa raquette : de la harquebouse, il en tire à l'adventure, et se paye de ce que ses gens luy disent, qu'il est ou haut, ou costier.

Que sçait-on si le genre humain fait une sottise pareille, à faute de quelque sens, et que par ce defaut, la plus part du visage des choses nous soit caché ? Que sçait-on, si les difficultez que nous trouvons en plusieurs ouvrages de nature, viennent de là ? et si plusieurs effets des animaux qui excedent nostre capacité, sont produicts par la faculté de quelque sens, que nous ayons à dire ? et si aucuns d'entre eux ont une vie plus pleine par ce moyen, et entiere que la nostre ? Nous saisissons la pomme quasi par tous nos sens : nous y trouvons de la rougeur, de la polisseure, de l'odeur et de la douceur : outre cela, elle peut avoir d'autres vertus, comme d'asseicher ou restreindre, ausquelles nous n'avons point de sens qui se puisse rapporter. Les proprietez que nous appellons occultes en plusieurs choses, comme à l'aymant d'attirer le fer, n'est-il pas vray-semblable qu'il y a des facultez sensitives en nature propres à les juger et à les appercevoir, et que le defaut de telles facultez, nous apporte l'ignorance de la vraye essence de telles choses ? C'est à l'avanture quelque sens particulier, qui descouvre aux coqs l'heure du matin et de minvict, et les esmeut à chanter : qui apprend aux poulles, avant tout usage et experience, de craindre un esparvier, et non une oye, ny un paon, plus grandes bestes : qui advertit les poulets de la qualité hostile, qui est au chat contr'eux, et à ne se deffier du chien : s'armer contre le miaulement, voix aucunement flatteuse, non contre l'abayer, voix aspre et quereleuse. Aux freslons, aux formis, et aux rats, de choisir tousjours le meilleur formage et la meilleure poire, avant que d'y avoir tasté, et qui achemine le cerf, l'elephant et le serpent à la cognoissance de certaine herbe propre à leur guerison. Il n'y a sens, qui n'ait une grande domination, et qui n'apporte par son moyen un nombre infiny de cognoissances. Si nous avions à dire l'intelligence des sons, de l'harmonie, et de la voix, celà apporteroit une confusion inimaginable à tout le reste de nostre science. Car outre ce qui est attaché au propre effect de chasque sens, combien d'argumens, de consequences, et de conclusions tirons nous aux autres choses par la comparaison de l'un sens à l'autre ? Qu'un homme entendu, imagine l'humaine nature produicte originellement sans la veuë, et discoure combien d'ignorance et de trouble luy apporteroit un tel defaut, combien de tenebres et d'aveuglement en nostre ame : on verra par là, combien nous importe, à la cognoissance de la verité, la privation d'un autre tel sens, ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous avons formé une verité par la consultation et concurrence de nos cinq sens : mais à l'adventure falloit-il l'accord de huict, ou de dix sens, et leur contribution, pour l'appercevoir certainement et en son essence.

Les sectes qui combatent la science de l'homme, elles la combatent principalement par l'incertitude et foiblesse de nos sens : Car puis que toute cognoissance vient en nous par leur entremise et moyen, s'ils faillent au rapport qu'ils nous font, s'ils corrompent ou alterent ce, qu'ils nous charrient du dehors, si la lumiere qui par eux s'écoule en nostre ame est obscurcie au passage, nous n'avons plus que tenir. De ceste extreme difficulté sont nées toutes ces fantasies : que chaque subject a en soy tout ce que nous y trouvons : qu'il n'a rien de ce que nous y pensons trouver : et celle des Epicuriens, que le Soleil n'est non plus grand que ce que nostre veuë le juge :

Quicquid id est, nihilo fertur majore figura,
Quam nostris oculis quam cernimus esse videtur
.

que les apparences, qui representent un corps grand, à celuy qui en est voisin et plus petit, à celuy qui en est esloigné, sont toutes deux vrayes :

Nec tamen hic oculis falli concedimus hilum ;
Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli.

et resoluement qu'il n'y a aucune tromperie aux sens : qu'il faut passer à leur mercy, et chercher ailleurs des raisons pour excuser la difference et contradiction que nous y trouvons. Voyre inventer toute autre mensonge et resverie (ils en viennent jusques là) plustost que d'accuser les sens. Timagoras juroit, que pour presser ou biaiser son oeuil, il n'avoit jamais apperceu doubler la lumiere de la chandelle : Et que ceste semblance venoit du vice de l'opinion, non de l'instrument. De toutes les absurditez la plus absurde aux Epicuriens, est, desavoüer la force et l'effect des sens.

Proinde quod in quoque est his visum tempore, verum est.
Et si non potuit ratio dissolvere causam,
Cur ea quæ fuerint juxtim quadrata, procul sint
Visa rotunda : tamen præstat rationis egentem
Reddere mendosè causas utriusqu
e figuræ,
Quam manibus manifesta suis emittere quoquam,
Et violare fidem primam, et convellere tota
Fundamenta, quibus nixatur vita salúsque.
Non modo enim ratio ruat omnis, vita quoque ipsa
Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis,
Præcipitésque lo
cos vitare, et cætera quæ sint
In genere hoc fugienda.

Ce conseil desesperé et si peu philosophique, ne represente autre chose, sinon que l'humaine science ne se peut maintenir que par raison des-raisonnable, folle et forcenée : mais qu'encore vaut-il mieux, que l'homme, pour se faire valoir, s'en serve, et de tout autre remede, tant fantastique soit-il, que d'advoüer sa necessaire bestise : verité si desadvantageuse. Il ne peut fuïr, que les sens ne soyent les souverains maistres de sa cognoissance : mais ils sont incertains et falsifiables à toutes circonstances. C'est-là, où il faut battre à outrance : et, si les forces justes nous faillent, comme elles font, y employer l'opiniastreté, la temerité, l'impudence.

Au cas, que ce que disent les Epicuriens soit vray, à sçavoir, que nous n'avons pas de science, si les apparences des sens sont fauces : et ce que disent les Stoïciens, s'il est aussi vray, que les apparences des sens sont si fauces qu'elles ne nous peuvent produire aucune science : nous concluerons aux despens de ces deux grandes sectes dogmatistes, qu'il n'y a point de science.

Quant à l'erreur et incertitude de l'operation des sens, chacun s'en peut fournir autant d'exemples qu'il luy plaira : tant les faultes et tromperies qu'ils nous font, sont ordinaires. Au retentir d'un valon, le son d'une trompette semble venir devant nous, qui vient d'une lieuë derriere.

Extantesque procul medio de gurgite montes
Iidem apparent longè diversi licet.
Et fugere ad puppim colles campique videntur
Quos agimus propter navim.
ubi in medio nobis equus acer obhæsit
Flumine, equi corpus transversum ferre videtur
Vis, et in adversum
flumen contrudere raptim.

A manier une balle d'arquebuse, soubs le second doigt, celuy du milieu estant entrelassé par dessus, il faut extremement se contraindre, pour advoüer, qu'il n'y en ait qu'une, tant le sens nous en represente deux. Car que les sens soyent maintesfois maistres du discours, et le contraignent de recevoir des impressions qu'il sçait et juge estre faulces, il se void à tous coups. Je laisse à part celuy de l'attouchement, qui a ses functions plus voisines, plus vives et substantielles, qui renverse tant de fois par l'effect de la douleur qu'il apporte au corps, toutes ces belles resolutions Stoïques, et contraint de crier au ventre, celuy qui a estably en son ame ce dogme avec toute resolution, que la colique, comme toute autre maladie et douleur, est chose indifferente, n'ayant la force de rien rabbattre du souverain bon-heur et felicité, en laquelle le sage est logé par sa vertu. Il n'est coeur si mol, que le son de nos tabourins et de nos trompettes n'eschauffe, ny si dur que la douceur de la musique n'esveille et ne chatouille : ny ame si revesche, qui ne se sente touchée de quelque reverence, à considerer ceste vastité sombre de noz Eglises, la diversité d'ornemens, et ordre de noz ceremonies, et ouyr le son devotieux de noz orgues, et l'harmonie si posée, et religieuse de noz voix. Ceux mesme qui y entrent avec mespris, sentent quelque frisson dans le coeur, et quelque horreur, qui les met en deffiance de leur opinion.

Quant à moy, je ne m'estime point assez fort, pour ouyr en sens rassis, des vers d'Horace, et de Catulle, chantez d'une voix suffisante, par une belle et jeune bouche.

Et Zenon avoit raison de dire, que la voix estoit la fleur de la beauté. On m'a voulu faire accroire, qu'un homme que tous nous autres François cognoissons, m'avoit imposé, en me recitant des vers, qu'il avoit faicts : qu'ils n'estoyent pas tels sur le papier, qu'en l'air : et que mes yeux en feroyent contraire jugement à mes oreilles : tant la prononciation a de credit à donner prix et façon aux ouvrages, qui passent à sa mercy. Surquoy Philoxenus ne fut pas fascheux, en ce, qu'oyant un, donner mauvais ton à quelque sienne composition, il se print à fouler aux pieds, et casser de la brique, qui estoit à luy : disant, Je romps ce qui est à toy, comme tu corromps ce qui est à moy.

A quoy faire, ceux mesmes qui se sont donnez la mort d'une certaine resolution, destournoyent-ils la face, pour ne voir le coup qu'ils se faisoyent donner ? et ceux qui pour leur santé desirent et commandent qu'on les incise et cauterise, ne peuvent soustenir la veuë des apprests, utils et operation du chirurgien, attendu que la veuë ne doit avoir aucune participation à ceste douleur ? Cela ne sont ce pas propres exemples à verifier l'authorité que les sens ont sur le discours ? Nous avons beau sçavoir que ces tresses sont empruntées d'un page ou d'un lacquais : que cette rougeur est venue d'Espaigne, et cette blancheur et polisseure, de la mer Oceane : encore faut-il que la veuë nous force d'en trouver le subject plus aimable et plus aggreable, contre toute raison. Car en cela il n'y a rien du sien.

Auferimur cultu, gemmis, auróque teguntur
Crimina, pars minima est
ipsa puella sui.
Sæpe ubi sit quod ames inter tam multa requiras :
Decipit hac oculos Aegide, dives amor.

Combien donnent à la force des sens les poëtes, qui sont Narcisse esperdu de l'amour de son ombre :

Cunctáque miratur, quibus est mirabilis ipse,
Se cupit imprudens, Et qui probat, ipse probatur.
Dúmque petit, petitur : pariterque accendit et ardet
.

et l'entendement de Pygmalion si troublé par l'impression de la veuë de sa statue d'ivoire, qu'il l'aime et la serve pour vive :

Oscula dat reddique putat, sequitúrque tenétque,
Et credit tactis digitos insidere membris,
Et metuit pressos veniat ne livor in artus
.

Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clair-semez, qui soit suspendue au hault des tours nostre Dame de Paris ; il verra par raison evidente, qu'il est impossible qu'il en tombe ; et si ne se sçauroit garder (s'il n'a accoustumé le mestier des couvreurs) que la veuë de cette haulteur extreme, ne l'espouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous asseurer aux galeries, qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à jour, encores qu'elles soyent de pierre. Il y en a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on jette une poultre entre ces deux tours d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus, il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté, qui puisse nous donner courage d'y marcher, comme nous ferions si elle estoit à terre. J'ay souvent essayé celà, en noz montaignes de deça, et si suis de ceux qui ne s'effrayent que mediocrement de telles choses, que je ne pouvoy souffrir la veuë de cette profondeur infinie, sans horreur et tremblement de jarrets et de cuisses, encores qu'il s'en fallust bien ma longueur, que je ne fusse du tout au bord, et n'eusse sçeu choir, si je ne me fusse porté à escient au danger. J'y remarquay aussi, quelque haulteur qu'il y eust, pourveu qu'en cette pente il s'y presentast un arbre, ou bosse de rocher, pour soustenir un peu la veuë, et la diviser, que celà nous allege et donne asseurance ; comme si c'estoit chose dequoy à la cheute nous peussions recevoir secours : mais que les precipices coupez et uniz, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoyement de teste : ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit : qui est une evidente imposture de la veuë. Ce fut pourquoy ce beau philosophe se creva les yeux, pour descharger l'ame de la desbauche qu'elle en recevoit, et pouvoir philosopher plus en liberté.

Mais à ce comte, il se devoit aussi faire estoupper les oreilles, que Theophrastus dit estre le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer ; et se devoit priver en fin de tous les autres sens ; c'est à dire de son estre et de sa vie. Car ils ont tous cette puissance, de commander nostre discours et nostre ame. Fit etiam sæpe specie quadam, sæpe vocum gravitate et cantibus, ut pellantur animi vehementius : sæpe etiam cura et timore. Les medecins tiennent, qu'il y a certaines complexions, qui s'agitent par aucuns sons et instrumens jusques à la fureur. J'en ay veu, qui ne pouvoient ouyr ronger un os soubs leur table sans perdre patience : et n'est guere homme, qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant, que font les limes en raclant le fer : comme à ouyr mascher pres de nous, ou ouyr parler quelqu'un, qui ayt le passage du gosier ou du nez empesché, plusieurs s'en esmeuvent, jusques à la colere et la haine. Ce flusteur protocole de Gracchus, qui amollissoit, roidissoit, et contournoit la voix de son maistre, lors qu'il haranguoit à Rome, à quoy servoit il, si le mouvement et qualité du son, n'avoit force à esmouvoir et alterer le jugement des auditeurs ? Vrayement il y a bien dequoy faire si grande feste de la fermeté de cette belle piece, qui se laisse manier et changer au bransle et accidens d'un si leger vent.

Cette mesme pipperie, que les sens apportent à nostre entendement, ils la reçoivent à leur tour. Nostre ame par fois s'en revenche de mesme, ils mentent, et se trompent à l'envy. Ce que nous voyons et oyons agitez de colere, nous ne l'oyons pas tel qu'il est.

Et solem geminum, Et duplices se ostendere Thebas.

L'object que nous aymons, nous semble plus beau qu'il n'est :

Multimodis igitur pravas turpésque videmus
Esse in delitiis, summóque in honore vigere
.

et plus laid celuy que nous avons à contre-coeur. A un homme ennuyé et affligé, la clarté du jour semble obscurcie et tenebreuse. Noz sens sont non seulement alterez, mais souvent hebetez du tout, par les passions de l'ame. Combien de choses voyons nous, que nous n'appercevons pas, si nous avons nostre esprit empesché ailleurs ?

in rebus quoque apertis noscere possis,
Si non advertas animum proinde esse, quasi omni
Tempore semotæ fuerint, longéque remotæ.

Il semble que l'ame retire au dedans, et amuse les puissances des sens. Par ainsin et le dedans et le dehors de l'homme est plein de foiblesse et de mensonge.

Ceux qui ont apparié nostre vie à un songe, ont eu de la raison, à l'advanture plus qu'ils ne pensoyent : Quand nous songeons, nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez, ne plus ne moins que quand elle veille ; mais si plus mollement et obscurement ; non de tant certes, que la difference y soit, comme de la nuict à une clarté vifve : ouy, comme de la nuict à l'ombre : là elle dort, icy elle sommeille : Plus et moins ; ce sont tousjours tenebres, et tenebres Cymmeriennes.

Nous veillons dormants, et veillants dormons. Je ne voy pas si clair dans le sommeil : mais quant au veiller, je ne le trouve jamais assez pur et sans nuage. Encore le sommeil en sa profondeur, endort par fois les songes : mais nostre veiller n'est jamais si esveillé, qu'il purge et dissipe bien à poinct les resveries, qui sont les songes des veillants, et pires que songes.

Nostre raison et nostre ame recevant les fantasies et opinions, qui luy nayssent en dormant, et authorizant les actions de noz songes de pareille approbation, qu'elle fait celles du jour : pourquoy ne mettons nous en doubte, si nostre penser, nostre agir, est pas un autre songer, et nostre veiller, quelque espece de dormir ?

Si les sens sont noz premiers juges, ce ne sont pas les nostres qu'il faut seuls appeller au conseil : car en cette faculté, les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il est certain qu'aucuns ont l'ouye plus aigue que l'homme, d'autres la veue, d'autres le sentiment, d'autres l'attouchement ou le goust. Democritus disoit que les Dieux et les bestes avoyent les facultez sensitives beaucoup plus parfaictes que l'homme. Or entre les effects de leurs sens, et les nostres, la difference est extreme. Nostre salive nettoye et asseche noz playes, elle tue le serpent.

Tantáque in his rebus distantia differitásque est,
Ut quod aliis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Sæpe etenim serpens, hominis contacta saliva,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa
.

Quelle qualité donnerons nous à la salive, ou selon nous, ou selon le serpent ? Par quel des deux sens verifierons nous sa veritable essence que nous cherchons ? Pline dit qu'il y a aux Indes certains lievres marins, qui nous sont poison, et nous à eux : de maniere que du seul attouchement nous les tuons : Qui sera veritablement poison, ou l'homme, ou le poisson ? à qui en croirons nous, ou au poisson de l'homme, ou à l'homme du poisson ? Quelque qualité d'air infecte l'homme qui ne nuit point au boeuf ; quelque autre le boeuf, qui ne nuit point à l'homme ; laquelle des deux sera en verité et en nature pestilente qualité ? Ceux qui ont la jaunisse, ils voyent toutes choses jaunastres et plus pasles que nous :

Lurida præterea fiunt quæcunque tuentur
Arquati.

Ceux qui ont cette maladie que les medecins nomment Hyposphragma, qui est une suffusion de sang soubs la peau, voient toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs, qui changent ainsi les operations de nostre veuë, que sçavons nous si elles predominent aux bestes, et leur sont ordinaires ? Car nous en voyons les unes, qui ont les yeux jaunes, comme noz malades de jaunisse, d'autres qui les ont sanglans de rougeur : à celles là, il est vray-semblable, que la couleur des objects paroist autre qu'à nous : quel jugement des deux sera le vray ? Car il n'est pas dict, que l'essence des choses, se rapporte à l'homme seul. La durté, la blancheur, la profondeur, et l'aigreur, touchent le service et science des animaux, comme la nostre : nature leur en a donné l'usage comme à nous. Quand nous pressons l'oeil, les corps que nous regardons, nous les appercevons plus longs et estendus : plusieurs bestes ont l'oeil ainsi preslé : cette longueur est donc à l'advanture la veritable forme de ce corps, non pas celle que noz yeux luy donnent en leur assiette ordinaire. Si nous serrons l'oeil par dessoubs, les choses nous semblent doubles :

Bina lucernarum florentia lumina flammis,
Et duplices hominum facies, Et corpora bina.

Si nous avons les oreilles empeschées de quelque chose, ou le passage de l'ouye resserré, nous recevons le son autre, que nous ne faisons ordinairement : les animaux qui ont les oreilles velues, ou qui n'ont qu'un bien petit trou au lieu de l'oreille, ils n'oyent par consequent pas ce que nous oyons, et reçoivent le son autre. Nous voyons aux festes et aux theatres, qu'opposant à la lumiere des flambeaux, une vitre teinte de quelque couleur, tout ce qui est en ce lieu, nous appert ou vert, ou jaune, ou violet :

Et vulgo faciunt id lutea russaque vela,
Et ferriginea, cùm magnis intenta theatris
Per malos volgata trabisque trementia pendent :
Namque ibi concessum caveai subter, et omnem
Scenai speciem, patrum matrumque deorumque
Inficiunt, coguntque suo volitare c
olore.

Il est vray-semblable que les yeux des animaux, que nous voyons estre de diverse couleur, leur produisent les apparences des corps de mesmes leurs yeux.

Pour le jugement de l'operation des sens, il faudroit donc que nous en fussions premierement d'accord avec les bestes, secondement entre nous mesmes. Ce que nous ne sommes aucunement : et entrons en debat tous les coups de ce que l'un oyt, void, ou gouste, quelque chose autrement qu'un autre : et debattons autant que d'autre chose, de la diversité des images que les sens nous rapportent. Autrement oit, et voit par la regle ordinaire de nature, et autrement gouste, un enfant qu'un homme de trente ans : et cettuy-cy autrement qu'un sexagenaire. Les sens sont aux uns plus obscurs et plus sombres, aux autres plus ouverts et plus aigus. Nous recevons les choses autres et autres selon que nous sommes, et qu'il nous semble. Or nostre sembler estant si incertain et controversé, ce n'est plus miracle, si on nous dit, que nous pouvons avouër que la neige nous apparoist blanche, mais que d'establir si de son essence elle est telle, et à la verité, nous ne nous en sçaurions respondre : et ce commencement esbranlé, toute la science du monde s'en va necessairement à vau-l'eau. Quoy, que noz sens mesmes s'entr'-empeschent l'un l'autre ? une peinture semble eslevée à la veue, au maniement elle semble plate : dirons nous que le musque soit aggreable ou non, qui resjouit nostre sentiment, et offence nostre goust ? Il y a des herbes et des unguens propres à une partie du corps, qui en blessent une autre : le miel est plaisant au goust, mal plaisant à la veue. Ces bagues qui sont entaillées en forme de plumes, qu'on appelle en devise, pennes sans fin, il n'y a oeil qui en puisse discerner la largeur, et qui se sçeust deffendre de cette pipperie, que d'un costé elle n'aille en eslargissant, et s'appointant et estressissant par l'autre, mesmes quand on la roulle autour du doigt : toutesfois au maniement elle vous semble equable en largeur et par tout pareille.

Ces personnes qui pour aider leur volupté, se servoyent anciennement de miroirs, propres à grossir et aggrandir l'object qu'ils representent, affin que les membres qu'ils avoient à embesongner, leur pleussent d'avantage par cette accroissance oculaire : auquel des deux sens donnoient-ils gaigné, ou à la veue qui leur representoit ces membres gros et grands à souhait, ou à l'attouchement qui les leur presentoit petits et desdaignables ?

Sont-ce nos sens qui prestent au subject ces diverses conditions, et que les subjects n'en ayent pourtant qu'une ? comme nous voyons du pain que nous mangeons ; ce n'est que pain, mais nostre usage en fait des os, du sang, de la chair, des poils, et des ongles :

Ut cibus in membra atque artus cùm diditur omnes
Disperit, atque aliam naturam sufficit ex se.

L'humeur que succe la racine d'un arbre, elle se fait tronc, feuille et fruict : et l'air n'estant qu'un, il se fait par l'application à une trompette, divers en mille sortes de sons : Sont-ce, dis-je, noz sens qui façonnent de mesme, de diverses qualitez ces subjects ; ou s'ils les ont telles ? Et sur ce doubte, que pouvons nous resoudre de leur veritable essence ? D'avantage puis que les accidens des maladies, de la resverie, ou du sommeil, nous font paroistre les choses autres, qu'elles ne paroissent aux sains, aux sages, et à ceux qui veillent : n'est-il pas vray-semblable que nostre assiette droicte, et noz humeurs naturelles, ont aussi dequoy donner un estre aux choses, se rapportant à leur condition, et les accommoder à soy, comme font les humeurs desreglées : et nostre santé aussi capable de leur fournir son visage, comme la maladie ? Pourquoy n'a le temperé quelque forme des objects relative à soy, comme l'intemperé : et ne leur imprimera-il pareillement son charactere ?

Le desgousté charge la fadeur au vin ; le sain la saveur ; l'alteré la friandise.

Or nostre estat accommodant les choses à soy, et les transformant selon soy, nous ne sçavons plus quelles sont les choses en verité, car rien ne vient à nous que falsifié et alteré par noz sens. Où le compas, l'esquarre, et la regle sont gauches, toutes les proportions qui s'en tirent, tous les bastimens qui se dressent à leur mesure, sont aussi necessairement manques et deffaillans. L'incertitude de noz sens rend incertain tout ce qu'ils produisent.

Denique ut in fabrica, si prava est regula prima,
Normaque si fallax rectis regionibus exit,
Et libella aliqua si ex parte claudicat hilum,
Omnia mendosè fieri, atque obstipa necessum est,
Prava, cubantia, prona, supina, atque absona tecta,
Jam ruere ut q
uædam videantur velle, ruántque
Prodita judiciis fallacibus omnia primis.
Hic igitur ratio tibi rerum prava necesse est,
Falsáque sit falsis quæcumque à sensibus orta est
.

Au demeurant, qui sera propre à juger de ces differences ? Comme nous disons aux debats de la religion, qu'il nous faut un juge non attaché à l'un ny à l'autre party, exempt de choix et d'affection, ce qui ne se peut parmy les Chrestiens : il advient de mesme en cecy : car s'il est vieil, il ne peut juger du sentiment de la vieillesse, estant luy mesme partie en ce debat : s'il est jeune, de mesme : sain, de mesme, de mesme malade, dormant, et veillant : il nous faudroit quelqu'un exempt de toutes ces qualitez, afin que sans præoccupation de jugement, il jugeast de ces propositions, comme à luy indifferentes : et à ce compte il nous faudroit un juge qui ne fust pas.

Pour juger des apparences que nous recevons des subjects, il nous faudroit un instrument judicatoire : pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration : pour verifier la demonstration, un instrument, nous voila au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d'incertitude, il faut que ce soit la raison : aucune raison ne s'establira sans une autre raison, nous voyla à reculons jusques à l'infiny. Nostre fantasie ne s'applique pas aux choses estrangeres, ains elle est conceue par l'entremise des sens, et les sens ne comprennent pas le subject estranger, ains seulement leurs propres passions : et par ainsi la fantasie et apparence n'est pas du subject, ains seulement de la passion et souffrance du sens ; laquelle passion, et subject, sont choses diverses : parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subject. Et de dire que les passions des sens, rapportent à l'ame, la qualité des subjects estrangers par ressemblance ; comment se peut l'ame et l'entendement asseurer de cette ressemblance, n'ayant de soy nul commerce, avec les subjects estrangers ? Tout ainsi comme, qui ne cognoist pas Socrates, voyant son pourtraict, ne peut dire qu'il luy ressemble. Or qui voudroit toutesfois juger par les apparences : si c'est par toutes, il est impossible, car elles s'entr'empeschent par leurs contrarietez et discrepances, comme nous voyons par experience : Sera ce qu'aucunes apparences choisies reglent les autres ? Il faudra verifier cette choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce : et par ainsi ce ne sera jamais faict.

Finalement, il n'y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects : Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse : Ainsi n il ne se peut establir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant, et le jugé, estans en continuelle mutation et branle.

Nous n'avons aucune communication à l'estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu, entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si de fortune vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l'eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit tenir et empoigner. Ainsi veu que toutes choses sont subjectes à passer d'un changement en autre, la raison qui y cherche une reelle subsistance, se trouve deceuë, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanant : par ce que tout ou vient en estre, et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit nay. Platon disoit que les corps n'avoient jamais existence, ouy bien naissance, estimant qu'Homere eust faict l'Ocean pere des Dieux, et Thetis la mere : pour nous montrer, que toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpetuelle. Opinion commune à tous les philosophes avant son temps, comme il dit : sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouvement aux choses : de la force duquel il fait grand cas. Pythagoras, que toute matiere est coulante et labile. Les Stoiciens, qu'il n'y a point de temps present, et que ce que nous appellons present, n'est que la jointure et assemblage du futur et du passé : Heraclitus, que jamais homme n'estoit deux fois entré en mesme riviere : Epicharmus, que celuy qui a pieça emprunté de l'argent, ne le doit pas maintenant ; Et que celuy qui cette nuict a esté convié à venir ce matin disner, vient aujourd'huy non convié ; attendu que ce ne sont plus eux, ils sont devenus autres : Et qu'il ne se pouvoit trouver une substance mortelle deux fois en mesme estat : car par soudaineté et legereté de changement, tantost elle dissipe, tantost elle rassemble, elle vient, et puis s'en va, de façon, que ce qui commence à naistre, ne parvient jamais jusques à perfection d'estre. Pourautant que ce naistre n'acheve jamais, et jamais n'arreste, comme estant à bout, ains depuis la semence, va tousjours se changeant et muant d'un à autre. Comme de semence humaine se fait premierement dans le ventre de la mere un fruict sans forme : puis un enfant formé, puis estant hors du ventre, un enfant de mammelle ; apres il devient garçon ; puis consequemment un jouvenceau ; apres un homme faict ; puis un homme d'aage ; à la fin decrepite vieillard. De maniere que l'aage et generation subsequente va tousjours deffaisant et gastant la precedente.

Mutat enim mundi naturam totius ætas,
Ex alióque alius status excipere omnia debet,
Nec manet ulla sui similis res, omnia migrant,
Omnia commutat natura et vertere cogit.

Et puis nous autres sottement craignons une espece de mort, là où nous en avons desja passé et en passons tant d'autres. Car non seulement, comme disoit Heraclitus, la mort du feu est generation de l'air ; et la mort de l'air, generation de l'eau. Mais encor plus manifestement le pouvons nous voir en nous mesmes. La fleur d'aage se meurt et passe quand la vieillesse survient : et la jeunesse se termine en fleur d'aage d'homme faict : l'enfance en la jeunesse : et le premier aage meurt en l'enfance : et le jour d'hier meurt en celuy du jourd'huy, et le jourd'huy mourra en celuy de demain : et n'y a rien qui demeure, ne qui soit tousjours un. Car qu'il soit ainsi, si nous demeurons tousjours mesmes et uns, comment est-ce que nous nous esjouyssons maintenant d'une chose, et maintenant d'une autre ? comment est-ce que nous aymons choses contraires, ou les hayssons, nous les louons, ou nous les blasmons ? comment avons nous differentes affections, ne retenants plus le mesme sentiment en la mesme pensée ? Car il n'est pas vray-semblable que sans mutation nous prenions autres passions : et ce qui souffre mutation ne demeure pas un mesme : et s'il n'est pas un mesme, il n'est donc pas aussi : ains quant et l'estre tout un, change aussi l'estre simplement, devenant tousjours autre d'un autre. Et par consequent se trompent et mentent les sens de nature, prenans ce qui apparoist, pour ce qui est, à faute de bien sçavoir que c'est qui est. Mais qu'est-ce donc qui est veritablement ? ce qui est eternel : c'est à dire, qui n'a jamais eu de naissance, ny n'aura jamais fin, à qui le temps n'apporte jamais aucune mutation. Car c'est chose mobile que le temps, et qui apparoist comme en ombre, avec la matiere coulante et fluante tousjours, sans jamais demeurer stable ny permanente : à qui appartiennent ces mots, devant et apres, et, a esté, ou sera. Lesquels tout de prime face montrent evidemment, que ce n'est pas chose qui soit : car ce seroit grande sottise et fauceté toute apparente, de dire que cela soit, qui n'est pas encore en estre, ou qui desja a cessé d'estre. Et quant à ces mots ; present, instant, maintenant ; par lesquels il semble que principalement nous soustenons et fondons l'intelligence du temps, la raison le descouvrant, le destruit tout sur le champ : car elle le fend incontinent, et le partit en futur et en passé : comme le voulant voir necessairement desparty en deux. Autant en advient-il à la nature, qui est mesurée, comme au temps, qui la mesure : car il n'y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant, ains y sont toutes choses ou nées, ou naissantes, ou mourantes. Au moyen dequoy ce seroit peché de dire de Dieu, qui est le seul qui est, que il fut, ou il sera : car ces termes là sont declinaisons, passages, où vicissitudes de ce qui ne peut durer, ny demeurer en estre. Parquoy il faut conclure que Dieu seul est, non point selon aucune mesure du temps, mais selon une eternité immuable et immobile, non mesurée par temps, ny subjecte à aucune declinaison : devant lequel rien n'est, ny ne sera apres, ny plus nouveau ou plus recent ; ains un realement estant, qui par un seul maintenant emplit le tousjours, et n'y a rien, qui veritablement soit, que luy seul : sans qu'on puisse dire, il a esté, ou, il sera, sans commencement et sans fin.

A cette conclusion si religieuse, d'un homme payen, je veux joindre seulement ce mot, d'un tesmoing de mesme condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours, qui me fourniroit de matiere sans fin. O la vile chose, dit-il, et abjecte, que l'homme, s'il ne s'esleve au dessus de l'humanité ! Voila un bon mot, et un utile desir : mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d'esperer enjamber plus que de l'estenduë de noz jambes, cela est impossible et monstrueux : ny que l'homme se monte au dessus de soy et de l'humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ny saisir que de ses prises. Il s'eslevera si Dieu luy preste extraordinairement la main : Il s'eslevera abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et souslever par les moyens purement celestes.

C'est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoïque, de pretendre à cette divine et miraculeuse metamorphose.


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